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De la géopolitique des drogues illicites

De la géopolitique des drogues illicites

Pierre-Arnaud Chouvy et Laurent Laniel [1]

Hérodote
n° 112, Géopolitique des drogues illicites
(Numéro coordonné par Pierre-Arnaud Chouvy et Laurent Laniel)
1er trimestre 2004. La Découverte, pp. 7-26.


« Clairement, avec les drogues, nous est révélée la morale des hommes.
Mieux qu’à l’aide de magiques industries, de la lecture des astres ou du déchiffrement du sens caché des écritures.
Qualité de l’âme, elles nous renseignent avec certitude sur la véritable nature des gens.
Vent, elles embaument au contact du parfum mais deviennent fétides en soufflant sur la charogne. »
(Ibn Fawwãz, XVIe siècle) [2]


Les drogues ont toujours et partout existé. Du moins depuis que l’homme existe, qu’il se déplace, qu’il commerce et qu’il consomme ces substances permettant de modifier réactions physiologiques et états de conscience. Ce sont ces substances actives, ces alcaloïdes, ces toxines, qui font de nombreuses plantes des plantes à drogues et qui font l’intérêt que l’homme leur a porté et leur porte encore. La répartition quasi globale des plantes à alcaloïdes, leur extension géographique, a en partie déterminé l’utilisation de celles-ci par les hommes qui n’ont pu éviter de les rencontrer dans leurs foyers d’origine ou au cours de leurs migrations. Migrations lors desquelles de nombreuses plantes ont été disséminées de part et d’autre, leurs usages ayant également pu être étendus et modifiés. Ainsi, même les régions moins pourvues en plantes psychoactives que d’autres ont très tôt connu, par le mécanisme des échanges, l’offre de drogues diverses et variées. « La drogue colle à l’homme comme la peau à sa chair », explique Jean-Marie Pelt [3] . Certes, et elle peut ainsi permettre de le définir en partie, en ce que de nombreuses autres caractéristiques du comportement humain sont liées, de près ou de loin, à la production, au commerce et à la consommation de drogue, comme la guerre, le commerce et même le phénomène religieux.

Mais s’il a fallu des millénaires à l’humanité pour distinguer quelles étaient les « plantes magiques », un siècle seulement lui a été nécessaire pour en identifier, isoler, voire reproduire les principales substances actives. L’histoire et la géographie des drogues, de leur localisation, de leur diffusion comme de leur consommation, changent brusquement à partir du XIXe siècle avec les progrès de la pharmacologie et de la médecine allopathiques, l’accélération de l’internationalisation des échanges, l’expansion de la civilisation industrielle, les bouleversements sociaux et culturels que celle-ci véhicule et les nouvelles représentations collectives qui en émergent en Occident [4] .

De même, il n’aura pas fallu plus d’un siècle pour que les États dominants s’entendent sur la conception et la mise en œuvre d’un régime de contrôle international des drogues instaurant les mécanismes de régulation – et de partage – de la production, du commerce et de la consommation de certaines drogues, dites « licites » (les « médicaments »), et en prohibant parallèlement d’autres, dites « illicites » (les « stupéfiants ») [5] . De fait, ce régime a créé deux marchés transnationaux qui se répartissent l’ensemble des drogues répertoriées sur la planète [6] . Ces marchés sont interconnectés à plusieurs niveaux mais chacun d’entre eux dispose de ses dynamiques propres. Celles-ci sont notamment déterminées par les acteurs historiques distincts qui se sont chargés du contrôle immédiat de chacun des marchés : pour les médicaments, l’industrie pharmaceutique et les médecins allopathes, qui constituent une oligopole sous tutelle de l’État ; pour les stupéfiants, la police (la douane, etc.) et une série d’agents disparates, les « trafiquants », fréquemment issus de la pègre et éventuellement liés aux services de sécurité (« secrets ») des États [7] . Même si le premier marché n’est pas dénué d’intérêt du point de vue géopolitique, c’est avant tout le second qui nous intéresse ici.

Les fondements sociaux et géo-politiques de la prohibition

La caractéristique définitoire de ce marché est la prohibition qui, adossée à la répression, a permis l’émergence du trafic international de drogues illicites, même si elle ne suffit pas à expliquer son ampleur actuelle. En effet, l’économie des drogues illicites est dynamisée par la répression dont elle est l’objet depuis des décennies et dont les États-Unis, seule « superpuissance antidrogue » au monde, sont historiquement les principaux financiers et promoteurs. Le modèle américain de « drug control », dont s’inspirent aujourd’hui la législation internationale ainsi que les lois et pratiques de très nombreux États, est né des débats qui se sont faits jour, à la fin du XIXe siècle, principalement autour de la question de l’opium (et dérivés). Ils ont débouché sur l’adoption de diverses lois aux niveaux local et des États fédérés, puis du fameux Harrison Narcotics Tax Act au niveau fédéral en 1914 [8] dont la philosophie a ensuite été appliquée à d’autres drogues [9] . Ce modèle est fondé sur la prémisse dogmatique que l’usage de stupéfiants est moralement répréhensible car lié exclusivement à la recherche du plaisir [10] . Les considérations de santé publique, bien que justifiant officiellement la prohibition, sont de fait subordonnées à cette injonction axiologique produite par une culture dominante où l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme réprouvent la jouissance du corps autant qu’ils valorisent le travail. D’où la nécessité d’interdire cette « recherche de plaisir » et de réprimer durement les transgresseurs au moyen de la violence d’État. Une option d’autant plus aisément justifiable et praticable alors aux États-Unis que les « entrepreneurs de morale » [11] qui ont construit la prohibition se sont ingéniés à propager une peur des drogues en les « extériorisant » par association à des espaces sociaux, culturels et géographiques porteurs d’une altérité menaçante étiquetée d’« un-American ». C’est ainsi que dès l’origine certains usages de certaines drogues ont été liés à des groupes que la société dominante stigmatisait et (dé)considérait déjà comme des menaces sociales « extérieures » à la communauté d’identification : les pauvres et les minorités non-blanches (les deux catégories se recoupant souvent), outsiders confinés aux marges mais accusés d’instrumenter les drogues pour tenter de « conquérir » l’Amérique WASP [12] . Et c’est encore pour protéger la société dominante des effets délétères de l’abus des drogues tout en lui permettant de bénéficier de leurs bienfaits thérapeutiques, qu’a été votée la première loi fédérale de régulation du marché des médicaments, le Pure Food and Drug Act de 1906. La séparation des deux marchés des drogues, l’un régulé et l’autre réprimé, est ainsi fortement teintée de préoccupations de classe [13] .

Quant aux substances, elles étaient alors toutes importées et provenaient donc d’un extérieur, mais non plus tant social que géopolitique : l’étranger, en particulier les colonies et anciennes colonies européennes, territoires peuplés d’êtres « inférieurs » (selon les théories racistes en vogue à l’époque) soumis à des puissances politiques, industrielles et marchandes concurrentes tirant des bénéfices considérables du commerce de l’opium et du cannabis [14] . Des « puissances européennes [qui] ont efficacement contesté la position prohibitionniste des États-Unis jusqu’à la fin des années 1950, au moment où elles ont cessé de tirer des profits fiscaux du commerce du pavot et du chanvre dans leurs colonies » [15] .

Le régime prohibitionniste est ainsi fondé, au moins partiellement, sur des bases conflictuelles sociales, ethniques et géopolitiques, ces trois dimensions étant inextricables. Il découle d’une représentation des drogues contenant une dynamique de réaffirmation des frontières socio-spatiales entre un collectif d’identification et un « Autre » ressenti comme dangereux [16] . On peut donc considérer que le drug control américain s’est construit, en partie au moins, sur le classique mécanisme stratégique de resserrement des liens communautaires par la peur de l’extérieur que résume l’antique formule romaine : Externus timor maximum concordiae vinculum [17] . A ceci près que l’altérité menaçante est ici euphémisée dans la drogue ou, ce qui revient au même, que la drogue constitue une représentation métaphorique de l’Autre menaçant. Donc, si « la drogue, c’est les autres », comme le remarqua un jour Alain Labrousse, dans la représentation moderne des stupéfiants ces derniers sont comme cachés ou recouverts, ils restent sous-jacents lorsque le mot « drogue » est prononcé. Mais ils ressurgissent lorsqu’il faut mettre en œuvre la répression, car c’est majoritairement sur des individus qui n’appartiennent pas au collectif d’identification dominant que s’abat la violence d’État, comme en témoignent la composition socio-ethnique des populations carcérales du monde entier [18] , gonflées depuis vingt ans par la guerre à la drogue, et la politique antidrogue américaine à l’égard de l’Amérique latine.

C’est en partie de ce « tour de passe-passe » symbolique dont découle la fameuse « démonisation » des drogues « dangereuses ». Mais en partie seulement, car la brève déconstruction des enjeux symboliques de la prohibition proposée ici ne veut pas nier que l’usage de drogue peut avoir des effets physiologiques et psychiques dommageables. Ces effets constituent l’autre face (disons, plus objective), de la représentation de la « menace drogue » dont découle la prohibition répressive. Cette face-là n’a pas été euphémisée, tout au contraire, les entrepreneurs de morale l’ont outrée, s’évertuant à exagérer la dangerosité des produits d’autant plus aisément que les mécanismes de l’addiction étaient encore mal cernés au début du XXe siècle [19] . C’est de cette configuration alliant euphémisation de l’altérité dangereuse et surdétermination des pouvoirs addictifs des stupéfiants qu’est issu le caractère menaçant que les sociétés modernes prêtent aux drogues.

Des objets socioculturels issus de représentations partielles, partiales et contradictoires

Depuis le début de l’ère de la prohibition répressive internationale de certaines substances, la question des drogues illicites dans le monde est donc abordée de façon moniste, la classification des substances et la législation qui y affère ne reposant sur aucun fondement scientifique mais sur des bases idéologiques, morales et (géo)politiques. Et ce alors même qu’une question aussi essentielle que celle de la consommation des substances psycho-actives par les sociétés humaines, phénomène que l’on peut aisément qualifier d’invariant anthropologique majeur, n’aurait jamais dû être séparée des contextes socioculturels au sein desquels elle se pose. En effet, les représentations collectives que des sociétés et des cultures différentes se font d’un seul et même produit varient grandement et peuvent même se révéler diamétralement opposées. Fondé sur le postulat erroné que l’usage de drogue est dommageable pour tous, partout et toujours, le régime prohibitionniste actuel réifie les propriétés chimiques des produits et nie que leurs effets dépendent également des représentations sociales qui président à leur usage [20] . Un déterminisme qui permet de qualifier le régime prohibitionniste, de « pharmacocentré » [21] . Les débats controversés auxquels « le problème de la drogue » donne lieu mettent en jeu des valeurs très dissemblables qui génèrent des représentations partielles, partiales et donc contradictoires. Ces controverses révèlent que le « pharmacocentrisme » constitue lui-même une représentation aussi historiquement et culturellement déterminée que les autres, mais qui, parée de fausse neutralité « scientifique », s’ignore comme telle. Et ce d’autant plus aisément que le déterminisme pharmacologique sert, dès le départ, les intérêts d’institutions aussi puissantes que la médecine, la presse et, bien entendu, la police et le gouvernement. Ceci explique, au moins partiellement, sa prégnance et son hégémonie sur les politiques publiques.

Les chercheurs, quant à eux, retiendront que les drogues ne sont jamais neutres mais toujours « chargées » des significations que les sociétés leur assignent [22] . Véritables aimants à représentation, substances qui ne deviennent « actives » que lorsqu’elles sont instrumentées par les hommes, les drogues sont avant tout des objets socioculturels.

Et dans la perspective géopolitique qui nous occupe ici, on en signalera les usages liés à cet autre invariant anthropologique majeur qu’est la guerre. Les drogues sont en effet utilisées avec (ou comme) les armes depuis les époques les plus lointaines, ce qui constitue sans doute une explication supplémentaire à la peur qu’elles inspirent ainsi qu’aux normes que les sociétés humaines ont, semble-t-il, toujours édictées afin d’en contrôler l’emploi.

Les usages guerriers

On peut en gros distinguer deux catégories d’usages guerriers des drogues. La première famille instrumente les propriétés chimiques des produits, notamment pour configurer ce que Joxe nomme « la géométrie de la peur » dans l’espace de la bataille, c’est à dire l’utilisation d’une « machinerie militaire » (arrangement d’hommes et d’armes en un système agissant au service d’une stratégie) qui « cimente la peur en courage » et permet au guerrier de combattre plutôt que de s’enfuir devant l’ennemi [23] . Même si Joxe n’explore pas le rôle que peuvent jouer les drogues dans ce « travail du guerrier armé [qui] est un travail sur sa peur de mourir et sur la peur de mourir de l’adversaire » [24] , l’histoire et la mythologie suggèrent que les substances pyscho-actives ont partout et depuis longtemps aidé les hommes à faire la guerre, A cet égard, nous ne pouvons manquer de citer les célèbres Haschischins [25] , membres d’une secte ismaélite qui exista du XIe au XIIIe siècle aux confins du Caucase et de la Mésopotamie et qui combattaient, par l’assassinat sélectif, les seigneurs de la région. Leur audace était telle qu’on les accusa, à tort semble-t-il [26] , de ne pouvoir commettre leurs attentats que sous l’influence du haschisch : un « narco-terrorisme » avant la lettre en quelque sorte… La potion magique de Panoramix, le druide ami d’Astérix, qui donne aux Gaulois une force surhumaine leur permettant de résister « encore et toujours à l’envahisseur » romain, constitue peut-être une actualisation humoristique de cette légende importée en Europe par Le Livre des Merveilles de Marco Polo. Dans son classique Phantastica, Louis Lewin rapporte un extrait de la chronique qu’écrivit le Français Belon qui parcourut l’Asie Mineure en 1546 : « Il n’y a pas de Turc qui ne dépense jusqu’à son dernier sou à acheter de l’opium, qu’il porte sur lui en temps de paix et en temps de guerre. Ils mangent de l’opium parce qu’ils sont persuadés que cela les rend plus braves et qu’ils redoutent moins les dangers de la guerre » (c’est Lewin qui souligne) [27] . A la même époque, de l’autre côté de l’Atlantique, des chroniqueurs espagnols rapportent que les tribus indiennes nomades dites collectivement « chichimecas », qui peuplaient les marges occidentales et septentrionales de la vallée de Tenochtitlán (cadre actuel de la mégalopole de Mexico), ingéraient du peyotl dans le cadre de cérémonies destinées à stimuler leur ardeur avant de partir au combat. Sous l’effet stimulant et hallucinogène de la mescaline, les guerriers chichimecas lançaient contre les convois ennemis des attaques aussi cruelles qu’efficaces, générant chez les Espagnols et leurs vassaux des civilisations agricoles autochtones une grande crainte à leur égard. Contrairement à l’empire aztèque, soumis dès 1521, les « barbares » chichimecas résistèrent aux Espagnols jusqu’en 1600 [28] .

Les drogues peuvent aussi être employées pour leurs effets analgésiques, comme le fut la morphine durant la Guerre de sécession aux Etats-Unis (1861-1865). Mais contrairement à une idée répandue, l’usage massif de la morphine durant la Guerre de sécession n’a vraisemblablement pas contribué à la propagation de la morphinomanie aux Etats-Unis vers la fin du XIXe siècle, car l’opiacé y a été utilisé la plupart du temps en application locale et très occasionnellement intraveineuse [29] . Lewin narre encore que, lors des guerres puniques, Junon désireuse de tenir Hannibal éloigné de Rome, demanda l’aide de Somnus, dieu du sommeil : « sans retard Somnus obéit. Il a dans sa corne du suc de pavot tout prêt ; il se hâte dans la nuit […] vers la tente du Punique et lui verse sur les yeux la rosée calmante » [30] . Mais il ne faudrait pas croire que ce type d’usage des drogues est l’apanage d’un passé lointain, car en matière de substances psycho-actives les applications militaires sont toujours fréquentes de nos jours. Les expérimentations menées par la CIA avec le LSD bien sûr et, plus récemment, la consommation d’amphétamines par les pilotes de l’US Air Force pendant la première guerre du Golfe et pendant l’intervention américaine en Afghanistan le montrent [31] .

Dans la deuxième catégorie d’usages guerriers des drogues ce sont au moins autant les effets psycho-actifs des produits qui sont instrumentés que les normes visant leur contrôle. Cette famille recouvre deux types de cas ; les premiers sont ceux où c’est la valeur monétaire de la drogue qui est utilisée pour subvenir aux besoins financiers qu’implique toute opération armée [32] . Pour pouvoir être réalisée, cette instrumentation nécessite que les acteurs parviennent à neutraliser ou annuler l’action répressive des agents censés faire respecter la prohibition, tout en tirant parti des super-profits que celle-ci permet de générer. Ainsi les Etats-Unis, ou du moins certains services de leur appareil d’Etat, ont largement instrumentalisé les drogues illicites, à travers leurs producteurs et leurs trafiquants, afin notamment de financer certaines de leurs opérations secrètes (c’est-à-dire non autorisées par le Congrès et, partant, non financées par le Trésor public américain) dans le monde. Les exemples abondent en effet de la place que le trafic de cocaïne ou d’héroïne a pu tenir dans les opérations de financement de la Central Intelligence Agency (CIA), du Laos et du Vietnam jusqu’au Nicaragua, en passant bien sûr par l’Afghanistan. L’ouvrage majeur d’Alfred McCoy, The Politics of Heroin in Southeast Asia (1972), a largement et brillamment traité du rôle que la CIA avait pu jouer dans le développement des bases, jetées par la France, de production d’opium et de trafic d’héroïne dans le contexte du conflit indochinois, avant d’étendre la dénonciation à la répétition du scénario lors de la guerre soviéto-afghane dans un second ouvrage, The Politics of Heroin : CIA Complicity in the Global Drug Trade (1991) et finalement d’aborder les spécificités de l’Amérique latine dans une dernière édition mise à jour (2003) [33] . Les Etats-Unis ont donc joué un double rôle sur la scène internationale, promouvant avec véhémence un régime mondial de prohibition de certaines drogues d’une part, et instrumentalisant de façon stratégique d’autre part le recours à l’économie illicite des opiacés par acteurs interposés (proxies), Hmong (ceux du général Vang Pao, au Laos) ou Pachtoun (Gulbuddin Hekmatyar en Afghanistan), afin de financer les opérations secrètes de la CIA au Laos et en Afghanistan. De même dans les années 1980, lors de sa guerre secrète contre le gouvernement sandiniste du Nicaragua, l’administration Reagan organisa des réseaux clandestins de soutien à la Contra nicaraguayenne. Constitués par le colonel Oliver North (alors membre du Conseil de Sécurité nationale) avec l’aide de la CIA et de certains milieux d’extrême-droite, ces réseaux étaient parfaitement illégaux. L’Amendement Boland adopté en octobre 1984 par le Congrès interdisait formellement à l’Exécutif d’apporter toute aide autre qu’humanitaire aux Contras, les élus ne souhaitant pas voir leur pays plus longtemps accusé de financer les massacres de paysans commis par les Contras. Aussi, afin de poursuivre la guerre contre Managua plusieurs « fronts » de la Contra, soutenus en sous-main par la CIA, facilitèrent l’acheminement de tonnes de cocaïne du « Cartel de Medellín » sur des bases militaires aux États-Unis, notamment via le Honduras. D’après un rapport du Département de la Justice rendu public sous l’administration Clinton, « plusieurs douzaines » de dirigeants de la Contra étaient impliqués dans ces réseaux. D’autres rapports officiels ainsi que des travaux journalistiques et universitaires ont montré que des agents de la CIA ont activement protégé, voire facilité, ces trafics [34] . Pour McCoy, cet accès « protégé » au marché américain a permis au « Cartel de Medellín » de devenir l’une des plus puissantes et meurtrières organisations de trafic de drogue au monde [35] . Au milieu des années 1980, Pablo Escobar Gaviria, Gonzalo Rodríguez Gacha et d’autres narcos de Medellín, capitale du département d’Antioquia qui est le berceau historique du paramilitarisme d’extrême-droite colombien, se lançaient dans une guerre sanglante contre le gouvernement de leur pays. Rappelons qu’à cette époque, Bogota était déjà alliée à Washington dans la « guerre à la drogue », celle-ci étant alors menée par le vice-président et ancien directeur de la CIA George Bush Sr., lui aussi impliqué dans le « Contragate »…

C’est justement la Colombie qui fournit, en ce début du XXIe siècle, l’illustration la plus claire du second type d’instrumentation guerrière des normes concernant les drogues de notre typologie : les cas où la nécessité de faire respecter la prohibition est invoquée comme prétexte à la poursuite d’autres objectifs, souvent (géo)politiques et en tout état de cause ne relevant pas de la sphère judiciaire. Ainsi, le Plan Colombie, qui est l’avatar le plus récent de la très controversée politique antidrogue américaine dans ce pays riche en hydrocarbures, en eau et en biodiversité, de surcroît stratégiquement situé à la porte de l’Amérique du Sud et où un canal interocéanique pourrait être construit. A l’origine, le Plan Colombie se présentait comme une initiative de paix multilatérale et multidimensionnelle en faveur d’un pays ensanglanté par près de 50 ans de guerre civile. La répression antidrogue ne devait en constituer que l’un des volets. Lancé en 2000, il doit arriver à échéance en 2005, année où la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), le grand projet stratégique des Etats-Unis pour l’Amérique latine au XXIe siècle, entrera en vigueur. Mais le Plan Colombie s’est rapidement transformé en un plan bilatéral unidimensionnel de guerre [36] , car les seuls (ou presque) financements internationaux à s’être matérialisés sont américains [37] . Ces fonds sont pour l’essentiel destinés à la répression antidrogue sous forme d’équipements – en armes américaines – ainsi que d’appui et de formation des forces militaires et policières colombiennes – par quelque 1 000 « conseillers » américains, dont nombre sont employés par des entreprises privées sous contrat avec le Pentagone. En dépit des gardes-fous juridiques disposés par le Congrès, sur le terrain la frontière entre opérations antidrogue et opérations antiguérilla a rarement été plus respectée que les droits de l’Homme [38] . Mais depuis le 11 septembre 2001 et la requalification par Washington des guérillas colombiennes en « organisations narcoterroristes » [39] , c’est en toute légalité que les armes officiellement destinées à combattre les stupéfiants sont employées contre des opposants politiques. Autrement dit, dans un des pays au monde où la répartition des richesses est la plus inégalitaire, les mouvements de guérilla apparaissent désormais comme de purs acteurs criminels et leurs revendications, notamment en matière de redistribution des revenus et de développement social, sont délégitimées. Il est clair que la politique américaine « antidrogue » en Colombie vise en fait la pacification violente d’un pays doté de ressources naturelles abondantes et essentiel au succès de la ZLEA.

Géoéconomie de la drogue

Si la consommation et le commerce des drogues sont entrés de plain-pied dans la modernité au cours du XXe siècle, lorsque certaines d’entre elles ont été frappées d’interdit à l’échelle mondiale, leur entrée dans la modernité s’est donc également traduite par l’accentuation d’un clivage opposant le Nord au Sud, le monde développé au monde en voie de développement. En effet, les conceptions les plus courantes ont longtemps défini le Nord comme consommant les drogues produites au Sud. La géographie de la drogue venait donc encore approfondir les contrastes entre les deux mondes, accentuant d’autant plus la nature inégale des relations Nord-Sud. De fait, à l’instar d’autres flux, de réfugiés ou de valeurs financières, le trafic de drogues illicites procède d’une géographie des inégalités mondiales (mais aussi régionales et locales) dont il souligne d’ailleurs constamment les répartitions, les variations et les évolutions.

Mais les évolutions récentes de la production, du trafic et de la consommation de drogues illicites tendent très nettement à bouleverser la nature des rapports Nord-Sud, la géopolitique mondiale des drogues et les idées reçues. Si, en effet, le Sud comprend toujours les principaux producteurs-exportateurs de drogues dans le monde, il en est aussi devenu, au cours de la dernière décennie, un consommateur majeur. Le Nord, lui, ne se contente plus de consommer mais produit également des drogues de synthèse et du cannabis, dans des proportions parfois très importantes (aux Etats-Unis notamment). La production, le trafic et la consommation des drogues illicites, mais aussi les lois et les instances qui, après avoir défini le caractère légal ou non de certaines substances, sont censées servir à les contrôler, procèdent aussi d’une logique mondiale mettant en jeu des facteurs multiples et interdépendants, à différentes échelles de temps et d’espace.

Toutefois, bien que nombre de pays du Nord comme du Sud soient désormais reconnus comme étant à la fois producteurs, consommateurs, et pays de transit, il n’en reste pas moins que les écarts grandissant auxquels nous sommes donnés d’assister à l’échelle mondiale entre les plus riches et les plus pauvres continuent de dynamiser tant la production que le trafic de drogues illicites. Que ce soit en Afghanistan, au Congo ou en Colombie, les paysans n’ont souvent guère d’autre alternative économique que celle consistant à cultiver pavot, cannabis ou coca, seules productions agricoles de rente qui, dans les contextes économiques et politico-territoriaux particulièrement difficiles qui sont les leurs, leur permettent de survivre à des déficits alimentaires souvent structurels. Rares sont d’ailleurs les cultures de substitution qui, dans leurs contextes de conflits armés, de profond sous-développement infrastructurel, et de stagnation économique, peuvent procurer des revenus compétitifs.

Les enseignements de la géopolitique des drogues en Asie

Pour comprendre certaines des mécaniques fondamentales de la géopolitique des drogues illicites, l’Asie, où l’on peut estimer qu’est né le narcotrafic international et où, avec l’opiomanie chinoise, la plus importante toxicomanie de masse est apparue, fournit un espace géographique de référence riche d’enseignement [40] . On trouve en effet au cœur du continent asiatique les deux espaces majeurs de production illicite d’opiacés au monde. Nichés aux extrémités orientale et occidentale de la chaîne himalayenne, dans des régions dont la centralité géographique dispute à la marginalité politique, les espaces dits du « Triangle d’Or » et du « Croissant d’Or » sont la source de l’immense majorité de l’opium produit illégalement dans le monde et de l’héroïne qui alimente les principaux centres de consommation de la planète, depuis l’Amérique du Nord jusqu’au Japon et à l’Australie, en passant par l’Europe et l’Asie elle-même. Le Triangle d’Or stricto sensu est cet espace de culture commerciale du pavot à opium qui, en Asie du Sud-Est continentale, correspond aux régions frontalières contiguës de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande, cette dernière ayant toutefois réduit efficacement une telle production sur son territoire. Quant au Croissant d’Or, il est, de façon similaire, à cheval sur les régions frontalières de trois pays limitrophes, l’Afghanistan, l’Iran et le Pakistan, même si, là encore, l’Iran a éradiqué toute production commercialement significative et si le Pakistan a récemment diminué la sienne de façon drastique. Mais le développement d’une telle production dans ces deux régions et leur concentration récente en Birmanie et en Afghanistan sont nettement moins traditionnels qu’il n’y paraît de prime abord. Les émergences du Triangle d’Or et du Croissant d’Or sont en effet le produit d’une histoire ancienne et complexe dans lesquelles la géographie, le commerce et la politique ont d’abord favorisé la culture d’une plante, avant d’imposer et d’étendre le commerce de ses produits, bruts et dérivés.

La géographie et l’histoire des drogues illicites sont profondément ancrées dans les dynamiques anciennes et actuelles du processus de mondialisation. Des premières diffusions des « plantes-mères » des trois principales drogues illicites naturelles – Cannabis sativa pour le cannabis, Erythroxylon coca pour la coca et Papaver somniferum pour l’opium – à la constitution des économies mondiales de leurs produits dérivés – schématiquement des régions de production des pays du Sud jusqu’aux centres de consommation des pays du Nord – la mondialisation a joué un rôle incontournable. Le cas du pavot à opium fournit à ce titre un exemple éloquent des relations dynamiques qui ont existé et qui persistent entre l’économie politique et la géographie des drogues illicites d’une part et la mondialisation d’autre part. En effet, la diffusion du pavot a vraisemblablement bénéficié des premières expansions humaines en Europe et en Asie. Ensuite, certaines des premières dynamiques de la mondialisation stricto sensu se sont alimentées, au moins pour partie, de l’économie de l’opium, et l’ont stimulée.

Si l’on peut donc estimer que le trafic international et même la géopolitique des drogues illicites sont nés en Asie, dans le contexte des rivalités économiques et stratégiques qui opposèrent l’Empire britannique à l’Empire du Milieu, il apparaît aussi que le narcotrafic a procédé de certains processus de mondialisation parmi les plus anciens et les plus récents. Il s’est d’ailleurs bel et bien ancré dans la mondialisation moderne des échanges, notamment en se développant dans les espaces de dépression économique et politique que le monde recèle sur tous les continents. Mais il est un aspect de la mondialisation qui a ses origines au début du XIXe siècle et dont les conséquences – sur les conditions politiques, économiques et territoriales qui ont permis la production, le trafic et la consommation des drogues illicites – sont incontournables pour comprendre la situation mondiale actuelle.

En effet, les deux principaux pays producteurs illicites d’opiacés au monde, l’Afghanistan et la Birmanie, sont – ou ont été jusqu’à récemment pour le premier – deux Etats paria mis au ban de la communauté internationale. La prohibition, en plus d’y avoir rentabilisé le commerce illicite, y a aussi justifié l’imposition de sanctions et d’embargos. Ces derniers deviennent à leur tour des facteurs aggravants du recours à l’économie des drogues illicites, la répression permettant à ceux qui parviennent à l’éviter d’engranger de substantiels profits.

L’Afghanistan et la Birmanie ont en effet tous les deux connu une considérable augmentation, voire une explosion, de leurs productions respectives d’opiacés qui a correspondu à l’ouverture ou à la réouverture (potentielles) du pays au commerce extérieur et à l’économie de marché. Dans les deux pays, la réouverture des axes de communication externe, vers l’Asie centrale et la Chine, se sont traduits par l’accroissement significatif du narcotrafic le long de ces routes d’un certain renouveau commercial. Dans les deux pays, les régimes au pouvoir ont clairement toléré le développement de l’économie de la drogue, et ils en ont bénéficié, au moins par la taxation (taxes islamiques pour les taliban : zakat, ushr) et les accords de cessez-le-feu (entre la junte birmane et certains groupes armés, notamment la United Wa State Army). La communauté internationale, en imposant leur isolement économique et diplomatique, en faisant de ces deux pays des Etats parias, n’a pas résolu les problèmes qu’elle voulait résoudre. S’il n’existe certes pas de lien causal direct et absolu entre l’isolement diplomatique de l’Afghanistan et de la Birmanie et l’augmentation de leurs productions de drogues illicites, il est néanmoins permis de penser que les sanctions qui leur ont été imposées ont pu encourager le recours à l’économie de la drogue par des populations et dans des pays de plus en plus isolés. La politique internationale d’isolement de la Birmanie et de l’Afghanistan n’ayant pas semblé avoir un effet positif sur leurs conflits internes, sur l’état des questions démocratiques et des droits de l’homme, ou sur celui de la production de drogues, il est alors permis de penser que, dans une certaine mesure, isolement et sanctions n’ont d’incidence que sur les conséquences engendrées par les situations, et non pas sur leurs causes. Ainsi, si l’isolationnisme historique dont la Birmanie et l’Afghanistan ont fait preuve a certainement pu y favoriser le développement de l’économie des drogues illicites, l’isolement international, lui, l’a sans aucun doute encouragé.

En Afghanistan comme en Birmanie, donc, l’économie de l’opium affiche une très nette dimension politique, géopolitique même. Les contextes politiques y prévalent en effet très nettement, ou peuvent y prévaloir, sur les conditions économiques, ainsi que les coïncidences entre les occurrences politiques majeures – dans les deux pays ou dans ceux du Croissant d’Or et du Triangle d’Or – et les évolutions des productions tendent clairement à le montrer. Le marché de l’opium relève d’une problématique géopolitique à part entière et son développement, positif ou négatif, relève plus de facteurs politiques qu’économiques dès lors que ce sont les rapports de forces et les relations de pouvoir entre les différents acteurs (commandants locaux afghans, junte birmane et rebellions armées), et leurs traductions territoriales, qui déterminent l’étendue et l’intensité des productions.

D’autre part, de la même façon qu’il a pu être dit que la drogue était le nerf de la guerre et qu’elle pouvait en devenir son enjeu [41] , si en Birmanie les décisions politiques majeures ont très nettement contribué à l’augmentation de la production d’opium, c’est, comme désormais en Afghanistan, la prépondérance économique et stratégique de l’opium, son importance en tant qu’outil de négociation et de tractation, qui définissent en partie la latitude des décisions politiques qui peuvent être prises par les différents acteurs du système, qu’il s’agisse des Etats, des organisations internationales, ou encore des narcotrafiquants. Le dilemme est le même pour la junte birmane que celui qui existait pour le régime taliban en Afghanistan, où les impératifs de politique intérieure sont incompatibles avec ceux de la politique extérieure. Ne pas s’allier aux armées ethniques et, ou, narcotrafiquantes en Birmanie, ou s’aliéner les paysans producteurs d’opium en Afghanistan, reviendrait tout simplement, pour les pouvoirs en place, à échanger un semblant d’autorité interne contre une reconnaissance externe partielle et à la valeur toute relative sur la scène géopolitique intérieure. On peut observer, à travers ces exemples, que des décisions politiques ont très clairement rythmé le développement de la production d’opiacés. En effet, les conditions économiques et les motivations que ces décisions politiques ont pu susciter ont encouragé sinon provoqué un recours à l’économie de la drogue.

L’importance du facteur politique dans le développement de l’économie des drogues illicites, donc, est d’autant plus évident que si la production, le commerce et la consommation sont frappés d’illégalité, c’est avant toute autre chose en raison de l’application mondiale des logiques prohibitionnistes. En effet, le « régime global de prohibition des drogues » a en quelque sorte rentabilisé le recours à l’économie des drogues illicites, en Afghanistan et en Birmanie, certes, mais aussi dans nombre d’autres pays [42] .

La prohibition, ses instruments et son instrumentalisation

Quintessence de l’économie informelle puisque économie illégale, certes, mais concernant des produits illicites, l’économie des drogues illicites est clairement le résultat de l’intervention étatique à l’échelle mondiale. Ethan A. Nadelmann explique en effet comment la place de l’Etat et de la loi, des normes internationales, constitue un aspect fondamental de la problématique des drogues (licites et illicites) dans le monde d’aujourd’hui [43] .

D’une part, les « régimes globaux de prohibition » des drogues témoignent de la nature des relations Nord-Sud dès lors que l’on prend conscience que « la construction des normes internationales constitue un enjeu et un instrument de pouvoir de certains d’entre eux, notamment du Nord sur le Sud » [44] . D’autre part, phénomène politique par excellence et fondamentalement à l’origine de l’ampleur prise par l’économie illégale des drogues illicites, la prohibition, en imposant le caractère illicite de certaines drogues et de leur commerce, « différencie cette activité des autres formes de capital : la rotation du capital est très élevée et les marges des bénéfices très importantes ». La prohibition permet de dégager des « profits élevés qui dynamisent l’économie de la drogue malgré son illégalité ; mais c’est aussi parce qu’elle est illégale et risquée qu’elle est hautement rentable » [45] . Ainsi, le commerce des drogues illicites procède d’une « économie dynamisée par la répression » [46] alors que, comme le remarque justement Guillermo R. Aureano, la prohibition, elle, « procède d’un ensemble de décisions politiques, qui définissent la légalité ou l’illégalité d’une drogue, et déterminent donc ses conditions de production, celles de sa commercialisation et de son usage » [47] . La production, le trafic et la consommation de drogues ne se développent que lorsqu’elles bénéficient, à une échelle ou à une autre dans le monde fini qui est le nôtre, de conditions politiques qui leur sont favorables [48] , ainsi que l’histoire de l’industrie pharmaceutique ne cesse de l’indiquer.

La prohibition telle que nous la connaissons actuellement est l’aboutissement d’un processus historique dont les origines remontent au début du XXe siècle, lorsqu’un régime international de contrôle des drogues s’est mis en place sous l’impulsion des Etats-Unis (cf. supra). Là encore, l’adoption des logiques et des politiques prohibitionnistes a procédé des dynamiques de la mondialisation, en l’occurrence de certaines formes d’impérialisme, culturel (moral et éthique), économique, législatif et militaire. Désormais, à l’échelle mondiale, les normes en matière de drogues illicites relèvent de l’adoption de trois textes par les Nations unies, la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la Convention sur les substances psychotropes de 1971 et la Convention contre le trafic illicite des stupéfiants et des substances psychotropes de 1988 [49] . Enfin, diverses instances internationales appliquent les principes de ces traités, ou du moins tentent de les faire respecter : l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), et l’Organe pour le contrôle des drogues et la prévention du crime (ODCCP), dont dépend le Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID). Il ne faut pas omettre, dans ce dispositif international de lutte contre les drogues illicites et leurs maux sanitaires et financiers associés, des institutions telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation internationale de la police criminelle (OIPC, ou Interpol), le Conseil de coopération douanière (CCD) et le Groupe d’action financière internationale (GAFI, créé par le G-7). Certes, organisations nationales et régionales ne manquent pas non plus dans ce paysage législatif et répressif avec, par exemple, pour l’Asie par exemple, le Office of Narcotics Control Board (ONCB) thaïlandais et la Shanghai Cooperation Organization (SCO, anciennement Shanghai Five) qui réunit la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, la Russie et le Tadjikistan.

Mais la forme actuelle la plus virulente, et visiblement la moins efficace, de mise en œuvre de la prohibition est certainement la « guerre à la drogue » des Etats-Unis. Inventée au début des années 1970 par l’administration Nixon, elle s’est transformée en un instrument de politique intérieure majeur aux Etats-Unis sous Reagan au début des années 1980. Cette politique s’est vue largement décriée pour ses conséquences néfastes par de nombreux universitaires, médias et associations de défense des droits de l’Homme et des droits civiques. Furent notamment dénoncés ses effets discriminatoires catastrophiques à l’encontre des catégories sociales les plus défavorisées et des minorités ethniques. Il a été ainsi démontré que la « guerre à la drogue » a largement contribué à l’explosion sans précédent de la population carcérale américaine. Plus de 2,1 millions de personnes sont actuellement enfermées dans des milliers de geôles, dont près de 300 sont aux mains d’intérêts privés, un peu partout aux États-Unis. Et comme plus de la moitié des prisonniers sont des Noirs, de nombreux Américains sont convaincus que la « guerre à la drogue » est un moyen implicite de ségrégation raciale. Ses détracteurs font valoir que la « guerre à la drogue » s’attaque aux symptômes les plus visibles de « l’apartheid social », de la pauvreté et de la répartition inégale des richesses qui règnent aux États-Unis, mais en aucun cas à leurs causes, qu’elle ne fait que renforcer. Ils relèvent aussi que l’ampleur des moyens alloués à la mise en application des lois antidrogue contrastent fortement avec l’indigence de la lutte contre le blanchiment d’argent et la criminalité financière (y compris après le 11 septembre 2001, malgré la rhétorique politique), et que les financements de la « guerre à la drogue » ont été pris sur les budgets de l’éducation, de la santé et des affaires sociales [50] . En Amérique latine, cette « guerre à la drogue » est avant tout perçue comme un instrument de domination, d’ingérence et de recyclage des armées locales, en mal de mission après la disparition de la menace communiste. Avec, là encore, une kyrielle de violations des droits de l’Homme. Si encore ces « effets pervers » étaient le prix de l’efficacité… Mais malgré un budget de plusieurs milliards de dollars en augmentation constante depuis 20 ans (20 milliards de dollars en 2003, dont 90% dépensés aux Etats-Unis mêmes), et quoiqu’en disent ses promoteurs, la « guerre à la drogue » n’est pas parvenue à réduire la consommation et le trafic de drogues de manière significative. Quant à la production de drogues, en Amérique latine comme dans le reste du monde, elle a plus que doublé en vingt ans…

Conclusion

Les drogues illicites font donc plus que jamais partie du processus de mondialisation, qu’il s’agisse des trafiquants bénéficiant directement de la prohibition, ou des Etats qui, en menant leur « guerre à la drogue », profitent indirectement de l’opportunité que leur production et leur commerce fournissent à leurs interventionnismes respectifs. En effet, la guerre à la drogue est maintenant menée par de nombreux Etats à l’échelle mondiale, depuis l’Amérique latine jusqu’en Asie, en passant par l’Europe et l’Afrique. Elle est désormais d’autant plus justifiée, ou du moins perçue comme telle par les Etats, qu’elle est considérée comme le corollaire indispensable de la guerre contre le terrorisme, une autre activité transnationale que la mondialisation et les rapports de forces quasi impériaux qui ont été les siens jusqu’à la fin de la guerre froide ont grandement facilitée.

La problématique des drogues illicites est donc particulièrement riche d’enseignements dans un monde dont l’interdépendance se fait croissante et dans lequel les disparités et les inégalités sont de plus en plus révélées et exploitées par les dispositifs transnationaux qu’acteurs étatiques et non-étatiques élaborent. En effet, la géographie des drogues illicites est à considérer au regard de celle de la distribution mondiale et asymétrique du pouvoir, des richesses et des revenus, et de ses impacts sur les crises et les conflits. Quant à la mondialisation, elle contient de façon croissante, à travers les inégalités qu’elle engendre, mais aussi à travers l’imposition d’un régime global de prohibition, les germes et les conditions du recours à l’économie des drogues illicites.

[1] Pierre-Arnaud Chouvy est géographe et chargé de recherche au CNRS. Il produit www.geopium.org. Laurent Laniel est sociologue et chargé de recherche à l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure (IHESI). Il a été chargé d’étude à l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD) entre 1995 et 2000. Il produit DrugSTRAT.

[2] Poète arabe, cité in Lozano, I., Solaz del espíritu en el hachís y el vino, y otros textos árabes sobre drogas, Editorial Universidad de Granada, Grenade, 1998, p. 8. Traduit de l’espagnol par les auteurs.

[3] J.-M. Pelt, Drogues et plantes magiques, Paris, Fayard, 1984.

[4] Anne COPPEL, Consommation : les paradis artificiels sont-ils éternels ?, in Guy DELBREL, Géopolitique de la drogue, CEID, Paris, La Découverte Documents 1991 : 16.

[5] L’histoire de ce régime est bien analysée par F.X. Dudouet, « De la régulation à la répression des drogues. Une politique publique internationale », Les Cahiers de la Sécurité Intérieur, n° 52, 2ème trimestre 2003. Voir aussi la thèse de doctorat de l’auteur, à paraître à L’Harmattan en 2004 sous le titre : La politique internationale des drogues, 1921-1999.

[6] Les frontières entre ces marchés ne sont certes pas étanches et diverses drogues, telle la cocaïne, sont passées de l’un à l’autre au gré de péripéties géopolitico-historiques qu’illustre l’article de P. Gootenberg dans ce numéro.

[7] Comme cela a été le cas, notamment, au Mexique durant près d’un demi-siècle : voir l’article de Luis Astorga dans ce numéro.

[8] Le Harrison Act contenait également des provisions concernant la coca et la cocaïne. Sur les lois prohibitionnistes non fédérales, dont la première a été adoptée à l’encontre des fumeurs d’opium chinois (et d’eux seuls) à San Francisco en 1875, voir Bertram, E. et al., Drug War Politics: The Price of Denial, University of California Press, Berkeley, 1996, ch. 4.

[9] Notamment les dérivés du cannabis dans les années 1930, voir Bonnie, R. et al., The Marijuana Conviction : A History of Marijuana Prohibition in the United States, Lindesmith Center, New York, 1999 (1974), surtout ch. 1 et 2.

[10] L’article de P. Perez et L. Laniel dans ce numéro fournit divers exemples d’usage d’une drogue illicite dissocié d’une recherche de plaisir.

[11] Becker, H., Outsiders, Métailié, Paris, 1985 (1963), ch. 8 ; voir également Epstein, J., Agency of Fear: Opiates and Political Power in America, Verso, New York, 1990 (1977), ch. 1 à 3.

[12] Sur ces aspects voir notamment l’ouvrage classique de Musto, D., The American Disease: The Origins of US Narcotics Control, Oxford University Press, New York, 1987 (et autres éditions), ch. 2 et 3 ; et Becker, op. cit. ch. 7.

[13] Voir l’excellent travail historique de Aurin, M., « Chasing the Dragon: The Cultural Metamorphosis of Opium in the United States, 1825-1935 », Medical Anthropology Quarterly, 14 (3), 2000.

[14] D’abord l’Asie puis le Mexique.

[15] Guillermo R. AUREANO, « L’État et la prohibition de (certaines) drogues », CEMOTI, n° 32, Dossier « Drogue et politique », 2001, p. 20. Voir également les excellents ouvrages : David T. COURTWRIGHT, Forces of Habit. Drugs and the Making of the Modern World, Cambridge, Harvard University Press, 2001 ; R. DAVENPORT-HINES, The Pursuit of Oblivion. A Social History of Drugs, Londres, Phoenix, 2001.

[16] Sur ces concepts, voir Manero, E., L’Autre, le même et le bestiaire. Les représentations stratégiques du nationalisme argentin, L’Harmattan, Paris, 2002.

[17] « La crainte de l’étranger, ce lien le plus puissant de la concorde », Tite-Live, Histoire de Rome, Livre II, chapitre 39, (Tite-Live, Histoire romaine, Hatier, Paris, 1966 : Traduction M. Nisard, 1864).

[18] Voir Un nouveau programme en matière de réforme pénale, Penal Reform International/International Centre for Prison Studies, King’s College, Londres, 1999, p. 4 (www.penalreform.org/download/eghamconffr.pdf).

[19] Voir Levine, H.: «The Discovery of Addiction: Changing Conceptions of Habitual Drunkenness in America», in Journal of Studies on Alcohol, Vol. 38, No. 1, January 1978.

[20] Zinberg, N., Drug, Set, and Setting: The Basis for Controlled Intoxicant Use, Yale University Press, New Haven, 1984 ; et Becker, op. cit., ch. 3.

[21] Laniel, L., « The Relationship between Research and Drug Policy in the United States », Globalisation, Drugs and Criminalisation, UNESCO, Paris, 2002 (http://unesdoc.unesco.org/images/0012/001276/127644e.pdf).

[22] Voir l’introduction de P. Gootenberg à l’ouvrage qu’il a coordonné : Cocaine: Global Histories, Routledge, New York, 1999.

[23] Joxe, A., Voyage aux sources de la guerre, PUF, Paris, 1991, pp. 256-269.

[24] Ibid., p. 257.

[25] Dont serait étymologiquement dérivé le terme « assassin », d’après une thèse controversée.

[26] D’après Boustany, A., Histoire des paradis artificiels, Hachette, Paris, 1993, pp. 101-110.

[27] Lewin, L., Phantastica. L’histoire des drogues et de leur usage, Éditions Josette Lyon , Paris, 1996 (1924), p. 52.

[28] Powell, P., La Guerra Chichimeca (1550-1600), Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1996 (Soldiers, Indians and Silver, 1975), pp. 60-68.

[29] Musto, op. cit., note 2, p. 279.

[30] Lewin, op. cit., citant Sillius, De bello punico, p. 51.

[31] Voir également les « usages stratégiques » du cannabis en Afrique subsaharienne recensés par P. Perez et L. Laniel dans ce numéro.

[32] Voir également l’article d’Alain Labrousse dans ce numéro.

[33] Alfred W. McCOY, 2003, CIA Complicity in the Global Drug Trade. Revised Edition, Chicago, Lawrence Hill Books, 709 p.

[34] Notamment Scott, P. et Marshall, J., Cocaine Politics, Drugs, Armies and the CIA in Central America, University of California Press, Berkeley, 1991.

[35] McCoy, op. cit., pp. 487-490.

[36] Le Plan Colombia a d’ailleurs été rebaptisé Andean Counterdrug Initiative en mars 2001.

[37] Sur le total de 7,5 milliards de dollars que l’ensemble de la communauté internationale s’était engagée à apporter au début du Plan, un peu plus de 2 milliards ont été effectivement déboursés entre 2000 et 2003, presque exclusivement sous forme d’aide militaire par les États-Unis. La Colombie est devenue le troisième récipiendaire mondial d’aide américaine après Israël et l’Égypte.

[38] Voir notamment Human Rights Watch, “The Sixth Division”. Military-Paramilitary Ties and US Policy in Colombia, New York, septembre 2001 (www.hrw.org/reports/2001/colombia/); et Transnational Institute, « Forward Operating Locations in Latin America: Transcending Drug Control », TNI Briefing Series, N° 8, septembre 2003, p. 9.

[39] Laniel, L., « La guerre à la drogue aux États-Unis après le 11 septembre », Diplomatie, n° 1, janvier-février 2003.

[40] Voir : Pierre-Arnaud Chouvy, 2003, Les territoires de l’opium, Genève, Olizane, 539 p. Voir aussi l’article du même auteur dans ce même numéro.

[41] Alain LABROUSSE, Michel KOUTOUZIS, Géopolitique et géostratégie des drogues, Paris, Economica, 1996.

[42] Voir le dossier « Drogue et politique » du numéro 32 des CEMOTI (2001), coordonné par Guillermo AUREANO et Pierre-Arnaud CHOUVY : http://www.ceri-sciencespo.com/publica/cemoti/presente.htm

[43] Ethan A. NADELMANN, « Régimes globaux de prohibition et trafic international de drogue », Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n° 131, « Drogues et développement », 1992 : 537-552.

[44] Ethan A. NADELMANN, op. cit., p. 538.

[45] George FONSECA, « Economie de la drogue : taille, caractéristiques et impact économique », Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n° 131, « Drogues et développement », 1992 : 491.

[46] Charles-Henri de CHOISEUL PRASLIN, 1991.

[47] Aureano, op. cit., p. 19.

[48] Pierre-Arnaud CHOUVY, « L’importance du facteur politique dans le développement du Triangle d’Or et du Croissant d’Or », CEMOTI, n° 32, Dossier « Drogue et politique », 2001 : 69-86.

[49] Le texte des trois conventions est disponible en ligne : http://www.undcp.org/un_treaties_and_resolutions.html (page consultée le 28 mai 2002).

[50] Laniel, L., « Le tout-carcéral ne paie plus », Alternatives internationales, n° 6, janvier-févier 2003.

About the author

Pierre-Arnaud Chouvy

ENGLISH
Dr. Pierre-Arnaud Chouvy holds a Ph.D. in Geography from the Sorbonne University (Paris) and an HDR (Habilitation à diriger des recherches or "accreditation to supervise research"). He is a CNRS Research Fellow attached to the PRODIG research team (UMR 8586).

FRANCAIS
Pierre-Arnaud Chouvy est docteur en géographie, habilité à diriger des recherches (HDR), et chargé de recherche au CNRS. Il est membre de l'équipe PRODIG (UMR 8586).

www.chouvy-geography.com