Des trafics en Asie du Sud-Est continentale
Pierre-Arnaud Chouvy
in Asie du Sud-Est 2012 – Les événements majeurs de l’année
Sous la direction de Benoît de Tréglodé et Jérémy Jammes
Paris, Irasec–Les Indes savantes, 2012, pp. 41-54.
Introduction
Entre l’Inde et la Chine l’Asie du Sud-Est continentale est depuis des décennies déjà un haut lieu de multiples trafics, qu’il s’agisse de drogue, de personnes, d’armes, d’espèces animales et végétales, ou encore d’objets de contrefaçon ou de contrebande de biens de consommation. Trafics de drogue et de personnes sont bien sûr parmi les plus importants de ces échanges illégaux, du fait du rôle de premier plan joué par la Birmanie dans la production illégale d’opiacés (opium, héroïne) et de stimulants de type amphétaminique (méthamphétamine) d’une part, et de l’importance du marché régional de la prostitution, en Thaïlande notamment, d’autre part. Complexes en eux-mêmes, ces trafics le sont encore plus dès lors que l’on considère les liens qui peuvent exister entre eux dans certains contextes, qu’il s’agisse de consommation de drogue par des prostitué(e)s et par nombre de leurs clients, ou qu’il s’agisse du choc économique provoqué par l’éradication forcée de cultures illégales pouvant pousser à la prostitution [1]. Mais cette complexité est encore accrue du fait que nombre d’autres trafics bénéficient de ceux de la drogue et des personnes ou leur profitent, à l’instar du trafic de drogue et d’armes. La complexité des trafics dans la région procède notamment de la variété des activités entreprises et des liens qui les unissent les unes aux autres.
L’étude des trafics est bien sûr d’autant plus difficile que ses acteurs recherchent la plus grande discrétion possible et que les données sont des plus aléatoires. D’où l’impossibilité d’estimer lequel de ces trafics générerait les plus importants revenus : personne, en effet, n’est en mesure d’estimer avec précision la valeur mondiale du trafic de drogue, d’armes, ou encore de personnes [2]. Les saisies opérées dans la région attestent pourtant bien de l’existence de trafics nombreux, étendus et diversifiés. La méconnaissance du phénomène trafiquant est pourtant grande. Elle résulte notamment de l’incapacité des autorités et organisations concernées, tant aux échelles nationale, régionale, qu’internationale, à rendre compte des échanges transfrontaliers illégaux [3].
La frontière, interface des trafics
L’histoire de la région témoigne à l’envi de la façon dont l’émergence de l’Etat-nation et de ses multiples réglementations a directement affecté certains commerces en les rendant illégaux, ne serait-ce qu’en restreignant les libertés de mouvement et donc les échanges commerciaux en imposant des frontières internationales en lieu et place de zones frontières historiques [4]. Une frontière, de par sa définition et son processus de délimitation, modifie la nature même de tout commerce traditionnel ayant précédé son imposition. De fait, pour nombre de commerçants, leurs activités soudainement qualifiées de trafic ou de contrebande ne sont rien d’autre que des échanges commerciaux traditionnels devenus illégaux. Pour d’autres ce sont des biens longtemps échangés légalement qui deviennent illégaux selon une nouvelle législation.
Ce n’est qu’au XIXe siècle que les frontières linéaires commencèrent à être imposées en Asie du Sud-Est, les pouvoirs coloniaux cherchant à délimiter leurs possessions ou à circonscrire leurs zones d’influence en surimposant des frontières internationales à des axes commerciaux transfrontaliers et donc en transformant des zones d’échange en zones de séparation. Bien sûr, l’imposition des frontières et des restrictions de mobilité qu’elles impliquent a rendu le franchissement illégal des frontières et la violation des lois afférentes hautement lucratifs tant pour les marchands traditionnels devenus trafiquants ou contrebandiers que pour les criminalités préexistantes ou nouvellement constituées. La création de la frontière moderne a donc fait des zones frontalières des lieux propices aux activités illégales [5]. On peut dire que la frontière engendre l’illicite ou, selon les mots de l’anthropologue Janet Roitman, que « la transgression est productive » [6].
Il convient ici de noter que contrebande et trafic sont des pratiques consubstantielles au commerce, dont elles font bien sûr partie intégrante, et qu’elles prennent de l’importance au gré du renforcement ou de la multiplication des régulations et taxes commerciales. En Asie du Sud-Est continentale, la contrebande se développa ainsi tout particulièrement dans le contexte colonial des tarifications douanières imposées par les Britanniques et les Français. L’anthropologue Andrew Walker rapporte ainsi les propos du voyageur et explorateur Sidney Legendre qui, en visite à Louang Prabang en 1936, expliquait que les frais de douane imposés par les Français sur les importations au sein de leurs possessions indochinoises avaient fait de la contrebande une des activités des plus rentables. Le même Legendre expliquait alors aussi que la contrefaçon était déjà très développée et que les contrebandiers chinois importaient de Chine de piètres copies de biens de consommation anglais, français et américains [7]. Quant à la contrebande d’opium, elle précéda le trafic d’opium, les monopoles coloniaux britannique, français et même siamois de l’opium en interdisant tout commerce indépendant et rendant son commerce illégal particulièrement lucratif. Les caravaniers yunnanais, notamment hui et shan, furent ainsi de grands contrebandiers d’opium chinois vers la Birmanie (où les Britanniques ne vendaient, à prix fort, que de l’opium issu de leur possessions indiennes), le Siam, ou l’Indochine française [8].
L’évolution du trafic de drogue, dans la deuxième moitié du XXe siècle, a contribué à l’émergence de nouvelles routes commerciales et au renouveau de certaines anciennes routes un temps tombées en désuétude, à l’instar de celles qui furent utilisées par les guérillas communistes. D’autres routes ne furent quant à elles jamais abandonnées, notamment par les caravaniers traditionnels que sont les Haw de Thaïlande et les Hui (Panthay) de Birmanie qui sont depuis longtemps très actifs dans le trafic de drogue et qui utilisent encore aujourd’hui les routes que leur aïeux empruntaient à la fin du XIXe siècle [9].
Diversité et complexité de la contrebande et du trafic
Trafic et contrebande désignent des réalités différentes. Le trafic correspond au commerce illégal de biens et de produits illégaux, tandis que la contrebande englobe le commerce illégal de biens et produits légaux. On parlera donc de trafic de drogue ou de contrefaçons mais plutôt de contrebande de biens de consommation courants ou de produits alimentaires. Si les choses sont claires en anglais, où trafficking et smuggling ont un sens bien distinct, elles le sont un peu moins en français puisque la notion de trafic change de sens en s’appliquant aux personnes : on parle en français de trafic de personnes pour décrire la pratique consistant à leur faire franchir illégalement des frontières internationales, alors que l’on parle de traite lorsque le déplacement de ces personnes se fait sous la contrainte ou lorsqu’elles sont exploitées contre leur volonté à destination.
On distingue dont le trafic de la contrebande selon le caractère légal ou non des biens échangés. Compte tenu du fait que les deux activités partagent une même pratique, celle du franchissement illégal d’une frontière, leurs réseaux et modes opératoires peuvent être partagés. Qui plus est, commerce légal et commerce illégal peuvent coexister et des biens dont le commerce est fait légalement sont souvent associés à des biens illégaux ou dont le commerce est illégal, et ce dans un même chargement. Les routes du commerce légal sont donc aussi celles du commerce illégal, même si l’inverse est loin d’être aussi systématique. À l’évidence les routes les plus propices aux échanges commerciaux le sont aussi bien pour le commerce légal que pour la contrebande et les trafics en tous genres, ne serait-ce que parce que de grands volumes d’échange facilitent la dissimulation du commerce illégal. Les principales routes commerciales d’Asie du Sud-Est continentale servent donc à de nombreux trafics et à une contrebande non moins variée. Il apparaît ainsi qu’armes légères, bois et espèces animales, drogue, personnes, mais aussi contrefaçons et biens de consommation transitent illégalement sur les mêmes routes de la région, d’autant plus facilement que les commerces illégaux ne sont pas toujours segmentés par produit, même si polytrafic ne rime pas forcément avec polytrafiquant.
C’est bien sûr à l’intersection des plus importantes routes de la contrebande et des trafics, d’une part, et des frontières internationales, d’autre part, que l’on trouve les points nodaux du commerce illégal : les paires de postes frontaliers concentrent tant les efforts des contrebandiers et des trafiquants que ceux des autorités étatiques en charge de la lutte contre ces activités illégales. C’est d’ailleurs logiquement ces postes frontaliers qui sont les plus sujets à corruption et qui sont donc les plus recherchés par les officiers de police, de douane, ou encore de gendarmerie, des pays concernés. L’opulence et le train de vie affichés par nombre d’entre eux laissent d’ailleurs peu de doute quant au caractère hautement lucratif de la lutte contre les activités trafiquantes. En Asie du Sud-Est continentale, contrebande et trafics, qu’il s’agisse de drogue, d’armes, de bois, d’espèces animales, de personnes ou encore de contrefaçons, se concentrent autour d’une dizaine de point nodaux transfrontaliers. Les postes frontaliers de Moreh et Tamu, entre l’Inde et la Birmanie, ceux de Ruili et Muse entre la Birmanie et la Chine, de Tachileck et Mae Saï et de Myawaddy et Mae Sot entre la Birmanie et la Thaïlande, de Mohan et Boten entre la Chine et le Laos, de Chiang Khong et Ban Houay Xay entre la Thaïlande et le Laos, d’Aryanaprathet et Poipet entre la Thaïlande et le Cambodge, ou encore de Hekou et Lao Cai entre la Chine et le Vietnam, voire de Bavet et Moc Bai entre le Cambodge et le Vietnam, sont les principaux points de passage de la contrebande et des trafics de la région [10].
Les grandes routes de la contrebande et des trafics relient cette dizaine de points nodaux entre eux, ainsi que nombre de villes-relais, et correspondent pour l’essentiel aux principaux corridors routiers de la région basés sur les routes historiques qui, entre l’Inde et la Chine, ont constitué la trame du projet d’autoroutes asiatiques (1959) et de celui des corridors de la sous-région de Grand Mékong (1992). Ces routes permettent notamment aux contrefaçons chinoises, à l’héroïne, à la méthamphétamine birmane et aux armes issues du conflit cambodgien d’alimenter le marché sud-est asiatique, voire au-delà. Mais les drogues illégales birmanes, principalement l’héroïne, prennent aussi la direction de la Chine et de l’Inde [11]. Les contrefaçons destinées au marché sud-est asiatique sont principalement chinoises, vietnamiennes et birmanes voire indiennes ou thaïlandaises, et sont très largement distribuées dans tous les pays de la région.
Le trafic et la traite des personnes se font quant à eux dans les deux sens entre la Chine et la Birmanie mais aussi entre la Birmanie et la Thaïlande, entre le Cambodge, la Thaïlande, le Vietnam, entre la Chine et le Vietnam. Le marché de la prostitution est en constant développement et les travailleuses chinoises du sexe, par exemple, opèrent tant Birmanie, qu’en Thaïlande, au Vietnam, au Laos ou au Cambodge. Minorités ethniques de Birmanie, de Thaïlande ou du Laos alimentent aussi ce marché régional. Chaque frontière ou zone frontalière a sa spécificité : au Cambodge, par exemple, les prostituées sont thaïlandaises dans les casinos et boites de nuit de Poipet, tandis qu’elles sont chinoises et vietnamiennes dans les casinos et salons de massage de Bavet. Le trafic et la traite de personnes ne se limitent toutefois pas, loin de là, à la prostitution : enfants cambodgiens mendiant dans les rues de Thaïlande, domestique, marins pêcheurs, ouvriers du bâtiment et agricoles birmans ou cambodgiens quasi-esclaves en Thaïlande, la liste est longue.
La contrebande de biens de consommation courants se fait quant à elle à toutes les frontières, notamment indienne, chinoise et thaïlandaise de la Birmanie. Les interdictions en Thaïlande et en Chine d’exploitation forestière ont fait de la Birmanie, détenteur de la plus grande réserve mondiale de teck, le principal exportateur de bois de la région et donc le principal fournisseur d’un trafic souvent illégal. Le braconnage généralisé fait quant à lui des ravages dans toute la région et notamment en Birmanie et au Cambodge : le trafic se fait principalement vers la Chine afin d’alimenter la partie fantaisiste de sa pharmacopée, mais aussi à destination du reste du monde pour les espèces vivantes. Le braconnage sert aussi à fournir les divers marchés nationaux d’Asie du Sud-Est continentale en gibiers divers et variés [12].
Synergies trafiquantes ou dynamiques propres ?
À l’instar de la criminalité internationale organisée, le réseau trafiquant est souvent davantage fantasmé que réel, et les trafics sont souvent plus segmentés et moins organisés que l’on ne le pense de prime abord. Certes, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, le débat, public, politique ou même scientifique, oscille toujours entre ceux qui pensent que la criminalité organisée désigne un ensemble d’activités criminelles et ceux qui estiment qu’elle décrit des groupes de personnes engagées dans des activités criminelles [13]. Ainsi, le succès de la notion, qui a notamment alimenté une importante activité institutionnelle (GAFI, ONU, Conseil de l’Europe, etc.), « ne doit rien à la précision du concept, comme en témoignent d’incessantes difficultés de définition » [14]. Nombre de chercheurs ont donc remis en question « la pertinence même des concepts de criminalité organisée transnationale et d’organisations criminelles ». Ainsi, pour le criminologue Ko-lin Chin et le sociologue Sheldon X. Zhang, qui ont réalisé une importante étude sur le trafic de drogue issu de la région wa de Birmanie, les trafiquants de drogue de la région « n’appartiennent en général pas à des gangs de rue, au crime organisé ou à des organisations terroristes ». Selon eux, que ce soit en Chine ou en Asie du Sud-Est, le trafic de drogue « semble rester entrepreneurial par nature et fragmenté en pratique » [15]. Les réseaux de contrebande et de trafic seraient donc davantage segmentés qu’intégrés à l’échelle de l’Asie du Sud-Est continentale, ce qui n’empêche toutefois pas bien sûr certains acteurs, plus entreprenants et innovants que d’autres, de participer à plusieurs trafics. Il en est ainsi du Chinois Wei Hsueh Kang, trafiquant de drogue notoire (héroïne et méthamphétamine) basé près de Panghsang, la capitale de la United Wa State Army (État shan de Birmanie), qui a diversifié ses activités dans la production et le trafic de copies de films pornographiques sur support VCD puis DVD, vendues notamment à Tachileck et Mae Saï [16].
La lutte contre les trafics a quant à elle de nombreux effets pervers dont certains peuvent stimuler tel ou tel trafic et induire certaines synergies. La « guerre contre la drogue », par exemple, peut se révéler largement contreproductive et stimuler la production de drogue initialement combattue en incitant les paysans à cultiver davantage ou à déplacer leurs productions pour compenser les pertes occasionnées par la répression (entre Thaïlande et Birmanie, de l’opium à l’héroïne et à la méthamphétamine, et aussi entre Asie du Sud-Est en Asie du Sud-Ouest). L’augmentation quasi-systématique de la violence et de l’insécurité force d’ailleurs souvent à l’arrêt des campagnes d’éradication forcée et provoque des retombées politiques négatives [17]. Des tels phénomènes sont observables tant en Colombie, en Bolivie, au Pérou, qu’en Afghanistan, au Pakistan, en Birmanie ou encore en Thaïlande et au Laos [18]. L’incapacité des autorités à proposer et promouvoir des alternatives économiques à la production illégale d’opium avant le recours à l’éradication forcée ou à l’imposition d’interdits de production stimule ainsi souvent d’autres formes de trafic, de drogue (remplacement de l’opium par l’héroïne puis par la méthamphétamine) mais aussi de personnes, de bois, d’espèces animales protégées, etc.
Certaines synergies ne sont que suspectées et demandent à être davantage étudiées mais il reste néanmoins possible d’avancer que la prostitution (ou le mariage de très jeunes filles en Afghanistan par exemple) est une échappatoire à l’accroissement de la pauvreté causé par des politiques antidrogue mal conçues [19]. Un effet pervers ajouté ici réside dans l’aggravement de la pandémie du Sida, tant par transmission par voie sexuelle que par voie intraveineuse, les prostitué(e)s constituant une importante population consommatrice de drogue, héroïne et, ou, méthamphétamine, notamment pour supporter leurs conditions de travail et de vie. La prostitution de mineurs peut ensuite aussi être considérée comme un effet pervers supplémentaire, le Sida faisant beaucoup d’orphelins livrés à eux-mêmes ou plutôt aux réseaux de prostitution (au Cambodge par exemple). La peur du Sida aurait aussi encouragé le développement du marché des prostitué(e)s mineur(e)s après 1985, phénomène que la grande démocratisation du tourisme aurait aggravé. Mais le recours à l’éradication forcée des cultures de pavot à opium peut aussi avoir d’autres effets pervers. Le plus classique est la déforestation, conséquence de nouveaux défrichements devant permettre l’ouverture de nouvelles parcelles cultivables, plus reculées et donc fréquemment aux détriments de forêts primaires. Mais, compte tenu des fortes demandes régionales et mondiales, l’exploitation illégale des bois tropicaux et le prélèvement tout aussi illégal d’espèces animales protégées peuvent constituer des réponses économiques individuelles à la destruction sans contrepartie de la culture de rendement qu’est la production d’opium. La violence qui caractérise la lutte contre la production et le trafic de drogue encourage quant à elle le trafic d’armes à destination des groupes criminels et des armées privées et rebelles impliquées à divers degrés dans le développement et la protection de l’économie des drogues illégales.
Le trafic d’armes légères, lesquelles sont responsables de la grande majorité des victimes de conflits armés, et donc de morts, blessés et déplacés innombrables chaque année [20], peut avoir un impact sur la production de drogues illégales. En Asie du Sud-est continentale, comme en Afghanistan d’ailleurs, des décennies de conflits armés (Vietnam, Laos, Cambodge, Birmanie) ont clairement alimenté la production et / ou le trafic d’opiacés et, plus récemment, de méthamphétamine, les synergies ayant toujours très fortes entre les économies illégales et les économies de guerre [21]. Mais les conflits armés sont aussi responsables de centaines de milliers, sinon de millions, de personnes déplacées et démunies et donc du développement de zones de non-droit favorables aux économies informelles et illégales, dont les économies de prédation (exploitations à outrance de ressources non renouvelables ou de façon destructrice : bois, faune, pierres précieuses, personnes…).
Quelles perspectives pour l’Asie du Sud-Est continentale ?
Contrebande et trafics sont des réalités historiques que l’on peut raisonnablement supposer être aussi vieilles que le commerce ou en tout cas que les premiers efforts visant à réguler et à taxer le commerce. Les dispositifs de lutte contre la contrebande et les trafics mis en place n’ont jamais mis un terme à ces phénomènes et l’avenir immédiat n’est guère prometteur en la matière dans la région, quels que soient les trafics concernés. Si contrebande et trafics ne seront jamais totalement supprimés, ils ne seront pas non plus endigués de façon satisfaisante tant que la corruption, elle aussi vraisemblablement aussi ancienne que les régulations commerciales, ne sera pas considérablement réduite dans la région. En effet, certains pays d’Asie du Sud-Est continentale comptent parmi les plus corrompus au monde. En 2010, la Birmanie aurait été le deuxième pays le plus corrompu, à égalité avec l’Afghanistan et précédé par la Somalie, selon l’index de la perception de la corruption dressé par Transparency International [22].
Le Cambodge, moins corrompu que la Birmanie mais plus que les autres pays de la région selon ces données statistiques, fournit un bon exemple de la façon dont la corruption peut entraver la lutte contre les trafics dans la région. Neuf postes frontaliers ont été visités par l’auteur en 2010 et 2011, tant sur la côte (port en eaux profondes de Sihanoukville et port d’Oknha Mong, près de Keo Phos) que sur les frontières terrestres thaïlandaise (Poipet, Cham Yeam, Prom), vietnamienne (Bavet, Tropieng Phlong, Tropieng Sre) et laotienne (Dong Kralor). Peu importe l’importance ou non du matériel et des dispositifs humains en présence sur les frontières, d’après les déclarations des officiels interviewés, quasiment aucune saisie n’a été opérée au cours des dernières années. Pas une saisie de produits illégaux n’a non plus été réalisée grâce au scanner à containers installé en 2005 par la Chine sur le port de Sihanoukville. Et aucune saisie de drogue n’a été opérée aux neuf postes frontaliers visités, exception faite de petites quantités. Les trafics de personnes, d’espèces animales protégées ou d’armes seraient elles aussi inexistantes. Les douanes cambodgiennes, dont la mission semble se limiter à la perception des droits de douanes, n’apparaissent pas plus à même d’intercepter les trafiquants et les cargaisons illégales que les polices des frontières et de l’immigration. Si les produits illégaux franchissement les frontières cambodgiennes relativement facilement, ils sont toutefois soumis à un renforcement des contrôles au sein du territoire, comme l’attestent les multiplications des saisies en matière de drogues et contrefaçons (alcool, médicaments, cosmétiques, produits alimentaires…) par les officiers cambodgiens au cours de l’année 2011. En moins de 3 mois, entre janvier et mars 2011, plus de 300 personnes ont été arrêtées au cours de plus de 120 actions menées contre le trafic de drogues, principalement de méthamphétamine [23].
Mais la corruption n’est pas la seule en cause dans l’échec des dispositifs de lutte contre les trafics. Les dispositifs eux-mêmes sont aussi fréquemment en cause, ainsi l’étude de l’efficacité du programme des Border Liaison Offices (Bureaux de liaison frontalière, BLO) du Programme des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) semble l’indiquer. Censés instaurer ou renforcer la coopération transfrontalière des polices et douanes nationales en mettant en place des protocoles d’opérations communes en Asie du Sud-Est continentale, 70 BLO ont été inaugurés entre 1999 et 2009, dont 11 au Cambodge [24]. Les premières patrouilles conjointes fluviales du Laos et de la Thaïlande ont de fait été entreprises dans le cadre de la coopération initiée par le programme BLO, et certaines saisies et arrestations ont effectivement été réalisées. Mais les BLO cambodgiens semblent pour le moins dépourvus de moyens (locaux et équipements) et de personnel et des visites rendues à certaines équipes ont démontré la grande insuffisance, voire l’inexistence, de la coopération transfrontalière, notamment sur les frontières laotienne et thaïlandaise.
La corruption entrave à l’évidence la lutte contre les trafics dans la région. L’échec des programmes nationaux et internationaux est tout aussi flagrant, notamment lorsque les programmes d’aide internationale censés renforcer, sinon rendre possible, la lutte contre les trafics, n’intègrent pas la lutte contre la corruption dans leurs objectifs. En conséquence, il semble que malgré les efforts répétés des gouvernements nationaux, de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), de l’UNODC et même des ONG, la lutte contre les trafics soit limitée si la lutte contre la corruption n’est pas placée au cœur des réflexions et des programmes. Ce sont les causes de la corruption et celles des divers trafics qu’elle facilite qui doivent faire l’objet des efforts nationaux et internationaux. La suppression des trafics n’est pas davantage réalisable que celle de la production illégale d’opium, mais leur réduction et celle des autres trafics passe nécessairement par la conception et la mise en place de politiques et de mesures visant aussi les causes et les moteurs de ces économies illégales, à savoir la pauvreté et la corruption.
http://en.ce.cn/World/Asia-Pacific/201103/07/t20110307_22276383.shtml
[24]UNODC (United Nations Office on Drugs and Crime), 2010, Border Liaison Offices in Southeast Asia 1999-2009, Bangkok, UNODC.