L’importance du facteur politique dans le développement du Triangle d’Or et du Croissant d’Or
Pierre-Arnaud Chouvy
Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (Cemoti)
N°32, juin-décembre 2001
Pages 69-85
Résumé
Si la consommation de drogues est un phénomène des sociétés humaines primitives, ou dites telles, qui présentent unedimension d’universalité, la guerre en est un autre. C’est la dimension politique du recours à l’économie des drogues illicitesdans les deux espaces majeurs de production d’opiacés d’Asie, le Triangle d’Or et le Croissant d’Or, qui est donc au centre dece travail. Depuis l’instauration des mouvements prohibitionnistes, relevant d’une décision politique par excellence, jusqu’àl’instrumentalisation stratégique de l’économie de la drogue par certains acteurs étatiques et non-étatiques, c’est de l’importancedu facteur politique dans l’émergence, le développement et la pérennisation des deux espaces dont il s’agit ici.
Where there is no common power,there is no law ;
where no law, no injustice.
Force and fraud are in war the two cardinal virtues
Thomas Hobbes, Leviathan, 1651, Chapitre XIII.
Compte tenu de leur consommation quasi universelle, les drogues, quelles qu’elles soient, plantes ou substances actives transformées, ainsi que leur production et leur consommation, constituent un phénomène anthropologique majeur et donc, a fortiori, politique, l’homme étant cet animal politique qu’a décrit Aristote[1]. En effet, l’histoire et la géographie des drogues sont indissociables de celles du genre humain[2], la répartition des plantes, et parmi elles de celles à drogues, se faisant sur la quasi-totalité de l’œkoumène, en deçà des limites d’adaptation du règne végétal aux rigueurs climatiques des zones désertiques chaudes et froides bien sûr. Ainsi, de toutes les sociétés humaines, il semble, selon R.E. Schultes et A. Hofmann[3], qu’il n’y ait eu que les Inuit qui, historiquement et jusqu’à leur découverte de l’alcool lors des premiers contacts avec la civilisation occidentale, n’aient pas eu recours à de tels artifices. Et c’est en fait, logiquement, au sein de la zone intertropicale que l’on rencontre la plus grande concentration et diversité de ces plantes dont les drogues sont extraites, les Amériques en constituant l’espace floristique le plus riche et l’Europe celui le plus pauvre. Mais c’est ici l’Asie continentale qui nous intéresse, et tout particulièrement ses deux espaces de production illicite de Papaver somniferum L., ou pavot à opium, plante à drogue particulièrement riche en alcaloïdes, puisqu’elle en contient une quarantaine, et dont l’histoire et la géographie sont intimement liées à celles de l’homme et de ses migrations[4].
Ce sont ici les espaces asiatiques dits du « Triangle d’Or » et du « Croissant d’Or »[5], espaces de production d’opiacés par excellence, qui fourniront le cadre d’étude géographique et géopolitique des relations qui peuvent exister entre le phénomène politique et le phénomène de l’économie de la drogue, illustrant donc cette problématique spécifique qui a été abordée sous ses divers aspects et à travers différentes régions du monde lors des rencontres du groupe « Drogue et politique ». Il s’agira ainsi de souligner le rôle primordial et déterminant qu’ont revêtu quelques évènements politiques majeurs et caractéristiques des espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or dans les développements de leurs productions respectives d’opium et, a fortiori, d’héroïne. Précisons que nous entendrons ici par « politique » ce qui est relatif aux rapports de force et de pouvoir tels qu’ils s’expriment, souvent de façon partiale et contradictoire, autour des enjeux de société comme de ceux de l’Etat et de ses appareils. Aussi, compte tenu des dimensions spatiale et politique du phénomène, l’étude de l’importance du dernier facteur dans l’émergence et le développement de tels espaces de production illicite relève-t-elle de l’approche géopolitique. En effet, en nous inspirant ici de la définition des situations géopolitiques fournie par Yves Lacoste[6], nous pouvons dire que, d’un point de vue géographique et politique, les problématiques de la drogue permettent de révéler le jeu des rivalités de pouvoirs et des rapports de forces qui s’exercent d’une part sur les espaces de production comme, d’autre part, sur les activités même de production. Dès lors, la production, le trafic et la consommation de drogue peuvent donc être appréhendés comme des révélateurs de situations géopolitiques particulières.
Le passage en revue de quelques dates-charnières du développement de la production d’opium pourra ainsi permettre d’illustrer l’importance du politique dans le conditionnement du recours à l’économie de la drogue au sein de ces espaces. Ces dates-charnières, nous le verrons, sont caractérisées par la concomitance d’une occurrence politique régionale majeure et d’une modification importante de la production de drogue, de son trafic ou de sa consommation. Mais c’est ici surtout aux tendances que nous prêterons attention tant les estimations quantitatives diffèrent selon les sources consultées et prêtent donc à maintes controverses. L’importance du facteur politique dans le développement de l’économie de la drogue, donc, est d’autant plus évident que si la production, le commerce et la consommation sont frappées d’illégalité, c’est avant toute autre chose en raison de l’application mondiale des logiques prohibitionnistes, d’inspiration et d’instigation largement étatsuniennes. En effet, quintessence de l’économie informelle puisque économie illégale certes, mais concernant des produits illicites, la marché de la drogue est le résultat de l’intervention étatique à l’échelle mondiale. E. A. Nadelmann explique en effet comment la place de l’Etat et de la loi, celle des normes internationales, constitue un aspect fondamental de la problématique des drogues dans le monde d’aujourd’hui, les « régimes globaux de prohibition » des drogues témoignant ainsi de la nature des relations Nord-Sud, d’un « centre » mondial et de ses multiples « périphéries ». Et l’auteur montre « comment la construction des normes internationales constitue un enjeu et un instrument de pouvoir de certains d’entre eux, notamment du Nord sur le Sud »[7]. Phénomène politique par excellence, et fondamentalement à l’origine de l’ampleur prise par l’économie illégale des drogues illicites, la prohibition, en lui imposant ce caractère, « différencie cette activité des autres formes de capital : la rotation du capital est très élevée et les marges des bénéfices très importantes. La prohibition permet de dégager des profits élevés qui dynamisent l’économie de la drogue malgré son illégalité ; mais c’est aussi parce qu’elle est illégale et risquée qu’elle est hautement rentable»[8]. Ainsi, dès lors qu’elle est dynamisée et conditionnée par la prohibition, l’économie illégale des drogues illicites résulte d’un contexte politique qui en détermine les modalités. Mais, à l’échelle des espaces plus restreints du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, comme nous allons le voir, les économies de la drogue ont également été dynamisées par l’occurrence de phénomènes politiques d’importance locale et régionale.
La Birmanie au cœur du Triangle d’Or Contrairement aux conceptions les plus courantes, la production d’opium dans l’espace actuel du Triangle d’Or n’a réellement débuté, et de façon mineure, qu’à la fin du XIXe siècle lorsqu’à la suite de diverses rébellions, dont celle des Panthay[9] en 1856, des populations de la Chine méridionale (Hmong et Haw, ou Panthay) furent forcées de chercher refuge dans les hautes terres du nord de la péninsule indochinoise. En Chine, les Panthay, qui s’étaient alliés aux Hmong après la rébellion de ceux-ci contre les Chinois en 1853, furent victimes d’une très forte répression durant les années 1870 et durent émigrer massivement au Tonkin et au Laos. Hmong et Yao fuirent également la répression en emportant avec eux leur pratique agricole de la culture du pavot à opium. Si la production régionale d’opium est donc récente en Asie du Sud-Est continentale, l’expression même de « Triangle d’Or » est bien plus tardive, ne datant en effet que de juillet 1971, lorsqu’elle fut conçue par un membre de l’administration Nixon[10]. C’est en fait en Chine qu’était concentrée la production mondiale d’opium illicite jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et, en 1906, elle contribuait alors, avec 35 000 t., à 85 % de la production mondiale[11]. Ses provinces méridionales du Yunnan et du Sichuan, qui produisaient 54 % de l’opium chinois, fournissaient ainsi les deux-tiers des achats du monopole de l’opium de l’Indochine française[12]. Si la consommation chinoise d’opium était donc déjà la conséquence directe de la politique coloniale de l’Empire britannique, sa production intérieure, qui ne débuta que plus tard, résultait quant à elle également de ce même facteur politique, de façon indirecte toutefois[13]. Quant à la production de l’Asie du Sud-Est, permise d’une part par les politiques coloniales de développement de la consommation d’opium et de ses monopoles qui en assuraient le marché régional, elle n’en fut que plus facilitée par l’afflux des Hmong et des Haw, populations respectivement productrices et commerçantes d’opium et alliées politiquement et économiquement. Ce sont ces quelques occurrences politiques et, certes, économiques, qui ont ainsi permis à la production d’opium de se développer dans les hautes terres de la péninsule indochinoise.
Mais le réel développement de la production d’opium en Asie du Sud-Est continentale ne s’est toutefois déclaré que pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les importations iraniennes, qui complétaient alors celles qui provenaient de Chine, furent compromises par le bouleversement et l’arrêt partiel du trafic maritime du théâtre asiatique de la guerre. En conséquence, et afin d’alimenter les monopoles, garants de la rentabilité financière des entreprises coloniales, la production d’opium d’Indochine française augmenta, avec 60 t. en 1944, de 800 % depuis 1940. Il est ainsi désormais acquis qu’en Asie, l’alimentation des monopoles coloniaux de l’opium a directement contribué au développement de l’économie des opiacés, en assurant la viabilité économique des entreprises politiques coloniales britanniques et françaises[14].
Autre date-charnière majeure ayant permis l’émergence du Triangle d’Or, l’année 1949 est celle de la victoire des communistes chinois dans le conflit qui les opposaient aux nationalistes du Kuomintang (KMT). En l’espace de cinq années et avec un succès à ce jour inégalé, la Chine communiste s’attacha alors à éradiquer toute culture de pavot et à désintoxiquer la gigantesque population d’opiomanes qui était la sienne[15]. L’Asie du Sud-Est continentale vit alors sa propre production réellement augmenter afin de pallier les déficits d’importation des monopoles, alimentés, rappelons-le, par l’opium chinois. Et ce phénomène s’accentua encore après 1955 lorsque la prohibition iranienne entraîna l’arrêt de l’approvisionnement complémentaire de la région. Mais cette phase de l’émergence de la production d’opium dans la péninsule est également caractérisée par l’implication notoire dans l’économie de la drogue des forces armées du KMT, réfugiées pendant de longues années dans le nord de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande. Le KMT y prélevait en effet un impôt en nature sur les productions birmanes d’opium, contraignant les cultivateurs à étendre leurs cultures pour pallier cette ponction. On estime que la production des Etats shan atteignait ainsi 400 t. vers 1955, et que le KMT installa parmi les premières raffineries d’héroïne dans la région dès 1960.
La production birmane s’accélère ensuite de façon notoire à partir de 1962, date du coup d’Etat du général Ne Win et de la mise en place de sa désastreuse Voie birmane vers le socialisme qui, à travers un large programme de nationalisations, va provoquer le développement d’une économie informelle basée sur un marché noir national et un recours croissant à l’économie de l’opium. Mais, dans le contexte d’une Birmanie en quête d’unité politico-territoriale depuis 1948, c’est probablement la décision politique prise par Ne Win en 1963 de créer des milices d’autodéfense pro-Rangoun[16] qui va réellement initier l’explosion de la production d’opium dans le pays. Les milices vont en effet bénéficier d’une totale liberté de commerce et de déplacement, en échange de leur lutte active contre les rébellions ethniques autonomistes des périphéries montagneuses orientales où l’opium est produit et l’héroïne transformée. Les milices, supprimées en 1973 à la suite des incessantes luttes intestines qui les opposaient autour du commerce de l’opium, auront entre autres permis l’ascension de deux figures emblématiques du narcotrafic birman : Chang Chifu, alias Khun Sa, dit encore « roi de l’opium », et Lo Hsing Han, qui dirigeaient tous les deux parmi les plus importantes de ces milices. A la tête d’une armée privée dite nationaliste shan, Khun Sa s’appropriera ainsi une immense portion du marché de l’opium, avant de rendre les armes en 1996 et de prendre une retraite négociée avec la junte dans le quartier résidentiel de Rangoun.
L’autre facteur politique majeur ayant contribué à l’augmentation de la production d’opium en Birmanie, peut-être même le principal, a été l’insurrection armée du Parti communiste birman d’obédience chinoise (PCB) en 1968 et son recours consécutif à l’économie de l’opium. En effet, l’orchestration et le soutien financier du développement du PCB par la Chine communiste seront rapidement affectés par deux évènements d’importance géopolitique majeure : l’invasion vietnamienne du Cambodge en 1979 et les évènements de Tienanmen en 1989, qui imposent progressivement le réalignement diplomatique de la Chine et la cessation de son soutien aux partis communistes d’Asie du Sud-Est. Le PCB dut donc se résoudre à s’autofinancer grâce à l’économie de l’opium et c’est donc dans ces conditions que la production explosera littéralement à la fin des années 1980[17].
En Birmanie, les évènements politiques ultérieurs contribueront encore à augmenter le recours de certaines parties de la population à l’économie de l’opium. Ainsi, la démonétisation massive et sans compensation de 1987 poussera une partie de la population à se réfugier qui dans l’économie de l’or et de l’immobilier en zones urbaines, qui dans celle de l’opium en zones rurales. Et en 1988, avec l’avènement au pouvoir de la junte militaire du SLORC[18], toujours dirigée par Ne Win, cette démonétisation brutale sera en partie à l’origine du vaste mouvement de protestation et de sa répression sanglante du 8 août 1988. La condamnation internationale du massacre aura pour premier effet d’augmenter l’isolement diplomatique de la Birmanie, désormais renommée Myanmar, et pour second effet de favoriser un rapprochement sino-birman après les évènements de Tienanmen (1989), également condamnés par la communauté internationale. Ce rapprochement se traduira entre autres par l’ouverture de routes commerciales entre les deux pays et la nette réorientation des exportations d’héroïne birmane vers la Chine, via le Yunnan, tandis que les biens de consommation et l’aide militaire en provenance de Pékin inondent la Birmanie, au point que la plupart des observateurs estiment que, « économiquement, le nord Myanmar est devenu le sud du Yunnan »[19]. Mais la Chine pâtit désormais grandement de ce rapprochement stratégique et politique car l’ouverture du commerce frontalier s’est rapidement traduite par l’explosion de l’héroïnomanie et la diffusion concomitante de l’épidémie de sida, la province frontalière du Yunnan comptant plus de 80 % des séropositifs du pays en 1990[20].
Toujours en 1989, c’est la rébellion des jeunes cadres du PCB et des Wa[21], composant la faction armée du PCB, contre les dirigeants presque exclusivement birman ethniques[22], qui va contribuer de façon importante à l’augmentation de la production d’opium. L’explosion du PCB donne en effet naissance à quatre groupes armés[23] dont la United Wa State Army (UWSA), désormais le plus puissant d’entre eux et le plus engagé dans l’économie des drogues illicites. Les quelques centaines de millions de pilules de méthamphétamine qui inondent le marché thaïlandais depuis 1996 proviennent ainsi principalement des laboratoires wa disséminés le long de la frontière birmano-thaïlandaise[24]. En bénéficiant de la dissolution du PCB et d’accords de cessez-le-feu passés avec de nombreuses armées ethniques, dont la UWSA qu’il a utilisée comme son bras armé, le SLORC put obtenir la reddition de Khun Sa en janvier 1996 et le démantèlement partiel de son armée. Le trafic d’opiacés put alors se diversifier, de nombreux autres acteurs, et principalement la UWSA, prenant, en accord tacite avec la junte, la place de l’ancien « roi de l’opium ». Les prix de l’héroïne ayant augmenté en Thaïlande dès la reddition de Khun Sa, c’est le nouveau marché florissant des drogues de synthèse, et particulièrement de la méthamphétamine (yaa baa en thaï), qui a pu littéralement exploser, la production comme la consommation de yaa baa augmentant au point d’être qualifiées de menace sécuritaire majeure en Thaïlande.
Certes, en 1999, les chiffres de la production birmane d’opium étaient inférieurs de moitié à ceux de 1997 (1 090 t. / 2 365 t.). Mais, si une sécheresse aggravée était certes responsable de cette baisse, les récoltes à venir devraient néanmoins bénéficier d’autres décisions politiques locales. En effet, depuis novembre 1999 et dans le cadre des accords passés avec la junte dans leur guerre commune contre Khun Sa, d’importants déplacements de populations productrices d’opium ont été organisés par la UWSA, depuis la frontière chinoise vers celle de la Thaïlande. Ce qui, à la frontière chinoise, est présenté comme un projet de développement alternatif, pourrait bien se traduire dans les faits par une augmentation de la production d’opium et de méthamphétamine du côté birman de la frontière thaïlandaise. Ce que redoutent désormais les autorités thaïlandaises, avec juste raison, semble d’autant plus logique que cette région frontalière est désormais le théâtre d’intenses affrontements entre la UWSA et la Shan State Army (SSA), armée nationaliste shan issue de la dissolution de la Mong Taï Army (MTA) de Khun Sa. La première se bat en effet avec l’aval de la junte[25] contre les rebelles shan de la seconde et perpétue les déplacements forcés de populations pratiqués par les militaires birmans, dans un but non avoué d’appropriation des terres à pavot de la région. Si, comme nous l’avons vu, l’émergence du Triangle d’Or trouve ses racines dans les histoires politiques et économiques de la Chine et de la péninsule indochinoise, son développement actuel et sa pérennité, son fort ancrage territorial, procèdent de la mise en œuvre des stratégies politico-territoriales des différents acteurs en présence. L’instrumentalisation des revendications nationalistes des Shan par certains de leurs dirigeants, à l’instar de Khun sa, celle des Wa par les armées réfugiées du PCB puis celle, plus récente et tout aussi significative dans le développement et surtout la diversification des productions du Triangle d’Or, de la UWSA par la junte birmane dans sa lutte pour la maîtrise du territoire birman tel que définit internationalement, ont très nettement alimenté les rivalités de pouvoir et les rapports de force qui, en tant que facteurs politiques, ont façonné et transformé le Triangle d’Or. Ce rôle prédominant des facteurs politiques dans les mécanismes ayant permis et favorisé le développement des espaces de production illicite du Triangle d’Or est à rapprocher de la situation qui prévaut en Asie du Sud-Ouest et plus particulièrement dans l’espace du Croissant d’Or.
Le Croissant d’Or : autour de l’Afghanistan
L’émergence du Croissant d’Or est postérieure à celle de son alter ego du sud-est asiatique. Aussi, l’expression, anonyme semble-t-il, serait dérivée de la comparaison qu’en a établi la CIA avec le Triangle d’Or dans un rapport de septembre 1979 sur l’Iran. Mais les racines historiques du Croissant d’Or sont bien sûr plus anciennes, comme ont pu le montrer la place déterminante de la Perse en tant que producteur-exportateur d’opium pendant la période coloniale, et sa longue tradition de consommation de l’opium. Le pays, qui avait produit 600 t. d’opium au début du siècle et 1 350 en 1936, et qui connaissait une consommation très importante, bannit en 1955, sous la pression prohibitionniste des Etats-Unis et avec 1,3 million de consommateurs nationaux, toute production et consommation d’opium sur son territoire.
Décision politique par excellence, la prohibition iranienne, si elle réduisit plus la production locale que la consommation, a surtout contribué, par effet de vase communicant, à la hausse de la production en Afghanistan, au Pakistan et en Turquie, le marché iranien de consommation devant en effet être alimenté d’une façon ou d’une autre. Cette production réalisée dans les pays limitrophes eut bien sûr pour conséquence de drainer les réserves en or du trésor iranien, doublement grevé donc après la perte de recettes d’exportation depuis 1955. Dans ces conditions, la production iranienne fut rétablie en 1969 et fut entièrement absorbée par une consommation nationale dont l’importance impliquait toutefois toujours l’importation d’opium étranger. Quelque 200 t. d’opium produit dans les pays limitrophes durent ainsi être importées annuellement, et illégalement, afin de pallier l’insuffisance de la production nationale. C’est dans ce contexte, à la fin des années 1970 et au début des années 1980 que le Croissant d’Or va réellement émerger, à la faveur d’évènements politico-militaires régionaux majeurs.
C’est d’abord, en 1977, au Pakistan, le coup d’Etat du général Zia ul-Haq qui met fin à une période démocratique et prépare le rôle futur des services secrets nationaux (ISI) dans la politique intérieure et extérieure du pays, et notamment dans le trafic de l’héroïne lors du conflit afghan. La révolution iranienne de février 1979 va, quant à elle, bouleverser l’échiquier politique régional et réorienter l’influence des Etats-Unis dans cette partie du monde vers le Pakistan, permettant ainsi l’alliance à venir entre la CIA et l’ISI dans le cadre du conflit afghan. Une autre conséquence majeure du bouleversement politique iranien, fut que le régime de l’ayatollah Khomeiny chercha d’abord et principalement à réprimer la consommation d’alcool dans le pays, alors que celle de l’opium augmentait en même temps que sa production, permettant au pays d’accéder à nouveau à l’autosuffisance. Les conséquences, en fait la deuxième conséquence indirecte de la prohibition iranienne de 1955, se manifestèrent alors en Afghanistan et au Pakistan où les productions furent soudainement privées de leur principal marché, redevenu autosuffisant, alors qu’en 1972 les 400 000 consommateurs iraniens importaient quelque 195 t. des pays limitrophes dont la quasi totalité des 100 t. produites par l’Afghanistan[26]. C’est à partir de cette période que la transformation de l’opium en héroïne fut initiée dans la région frontalière tribale afghano-pakistanaise, principalement dans la North West Frontier Province (NWFP) au moment où, avec 800 t., la production d’opium atteignait des records au Pakistan, et avant que Zia n’en impose une réduction rapide et aujourd’hui presque achevée.
Avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre 1979, et l’aide concertée des Etats-Unis[27] et du Pakistan (CIA et ISI) à la résistance afghane, c’est une nouvelle ère du développement de la narcoéconomie qui s’ouvre, rappelant étrangement le rôle que l’opium avait déjà pu jouer pour les services secrets, français comme étatsuniens d’ailleurs, dans le conflit indochinois[28]. Ainsi, dans cette logique stratégique selon laquelle les économies de guerre peuvent dépendre de celles de la drogue et les alimenter, Gulbuddin Hekmatyar, un des chefs de la résistance afghane qui fut choisi par l’ISI pour recevoir la majorité de l’aide financière des Etats-Unis et le soutien de la CIA[29], se révéla être impliqué dans le trafic des opiacés. Durant la guerre d’Afghanistan, la production d’opium y augmenta progressivement, doublant d’abord en 1983 (575 t.) et ensuite en 1987 (800 t.)[30]. Les productions respectives du Croissant d’Or et du Triangle d’Or allaient alors s’établir autour de la barre des 1 000 t. jusqu’en 1988 pour n’augmenter de façon significative qu’à partir de 1989, c’est-à-dire d’un côté jusqu’au retrait des Soviétiques d’Afghanistan, au début des multiples conflits opposant les nombreux commandants afghans, au retour de nombreux réfugiés démunis dans la région de production d’opium du Nangrahar, à la suppression de l’aide financière des Etats-Unis et à l’arrêt en 1991 de leurs livraisons d’armes ; et de l’autre, jusqu’à la prise du pouvoir par le SLORC en Birmanie, juste avant que la production du pays ne double subitement[31]. En 1994, les récoltes afghanes avaient encore augmenté, atteignant alors, selon le PNUCID[32], quelque 3 200 t., soit plus que les 2 700 t. produites en Birmanie. Mais l’Afghanistan n’affirmera son incontestable prédominance sur la scène mondiale de la production d’opium qu’avec le développement d’un autre phénomène géopolitique majeur, celui du renouveau des politiques de l’accès en Asie centrale et en Asie du Sud-Ouest. En effet, après la chute de l’Union soviétique, vraisemblablement précipitée par sa défaite dans le conflit afghan, on assiste en 1991 à l’indépendance des républiques d’Asie centrale et à leur réouverture, via l’Afghanistan, au commerce avec l’Asie du Sud. C’est ainsi l’ouverture des marchés de l’ex-Union soviétique à l’opium afghan qui est rendue possible dès lors que les accès frontaliers et routiers sont rétablis après de longues décennies de fermeture, opportunité d’autant plus exploitée par les narcotrafiquants que la voie royale iranienne du narcotrafic est de plus en plus surveillée et contrôlée.
Toujours dans ce contexte de géopolitique des axes de communication transrégionaux, ici en l’occurrence la route reliant le Baloutchistan pakistanais et la côte du Makran au Turkménistan, l’apparition en 1994 des taliban sur la scène afghane va correspondre à l’avènement d’une nouvelle période de production d’opium dans le pays. Avec leur conquête rapide de 85 % du territoire[33], ceux-ci s’approprient également environ 96 % des terres à opium du pays. La récolte de 1999, désormais historique, sera doublée par rapport à celle de 1998, le pays produisant subitement 4 600 t. d’opium, soit 75 % du total mondial. Et ce certes, à un moment où, comme en 1978-1980, la Birmanie voit sa production diminuer à la suite d’une sécheresse régionale. En Afghanistan, comme c’était le cas en Birmanie, l’opium était dès lors devenu objet et moyen de pression politique et stratégique, que l’on se place du point de vue national ou international, ou que l’on considère la légitimité nationale ou internationale des régimes en place. En effet, en tant que condition préalable à l’obtention de sa reconnaissance, la communauté internationale requiert entre autres choses des taliban qu’ils enrayent, diminuent et éliminent une production d’opium sur laquelle une partie importante de leur soutien populaire est basée. Mullah Omar, commandeur des croyants et chef suprême des taliban, a ainsi essayé à plusieurs reprises de monnayer l’éradication du pavot afin d’obtenir une reconnaissance et une légitimité internationale qui font toujours défaut à son régime. Mais, comme, le directeur du service de contrôle des drogues de Kandahar, Abdul Rashid, l’expliquait en 1997, il n’est pas possible, dans le contexte politico-économique actuel de l’Afghanistan d’éradiquer le pavot sans s’aliéner le soutien des cultivateurs, c’est-à-dire de l’immense majorité de la population[34]. La dimension politique revêtue par la production d’opium en Afghanistan est encore plus évidente en 2001 puisque, après l’édit porté par Mullah Omar le 27 juillet 2000 selon lequel la production d’opium est proscrite car contraire aux principes de l’islam, le PNUCID estime que seulement 70 % des surfaces plantées en pavot en 1999 l’ont été en 2000 et que la récolte de 2001 a donc été très faible au regard du record de production de 1999[35]. Maintes questions restent toutefois posées, concernant par exemple les réelles motivations ayant provoqué un tel changement de position de la part des taliban, ou concernant la viabilité d’une telle prohibition compte tenu des conditions d’isolement diplomatique et économique de l’Afghanistan, comme de la très grave crise humanitaire et agricole que vit le pays à la suite de la sécheresse qui affecte toute la région. En effet, comment cette stricte interdiction peut-elle être durablement imposée à une population majoritairement rurale dont les ressources économiques sont aussi limitées ? Comment un régime tel que celui des taliban peut-il se permettre, compte tenu de la nature conflictuelle et instable des relations de pouvoir et des rapports de force locaux, nationaux, régionaux et internationaux, de s’aliéner la seule base de soutien dont il peut a priori disposer, celle de la population, sans bénéficier de celui de la communauté internationale et de ses aides économiques ? En Afghanistan, comme en Birmanie d’ailleurs, l’économie de l’opium est politique. Le contexte politique y prévaut en effet très nettement, ou peut y prévaloir, sur les conditions économiques, ainsi que l’évolution de la production entre 1998 et 2001 aura pu clairement le montrer. Le marché de l’opium relève d’une problématique géopolitique à part entière et son développement, positif ou négatif, relève plus de facteurs politiques qu’économiques dès lors que ce sont les rapports de forces et les relations de pouvoir entre les différents acteurs, et leurs traductions territoriales, qui déterminent l’étendue et l’intensité de la production.
Economies de guerre et économies de la drogue
Nous avons pu observer de façon succincte, à travers les évolutions du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, une indiscutable importance des facteurs politiques dans le développement de la production et de la consommation de drogues illicites, comme dans l’émergence et la diversification des routes du trafic. Mais cette prégnance du phénomène politique pose bien sûr la question de la responsabilité et de l’implication des Etats dans le développement de l’économie de la drogue.
Il apparaît en fait que, quel que puisse être le degré d’implication de certains membres de la junte birmane ou du régime taliban dans le narcotrafic, dans chaque pays les décisions politiques sont dictées plus par des impératifs stratégiques et sécuritaires d’échelle locale et régionale, que par des considérations économiques et juridiques internationales.
D’autre part, de la même façon qu’il a pu être dit que la drogue était le nerf de la guerre et qu’elle pouvait en devenir son enjeu[36], si en Birmanie les décisions politiques majeures ont très nettement contribué à l’augmentation de la production d’opium, c’est, comme désormais en Afghanistan, la prépondérance économique et stratégique de l’opium, son importance en tant qu’outil de négociation et de tractation, qui définissent en partie la latitude des décisions politiques qui peuvent être prises par les différents acteurs du système : Etats, organisations internationales, narcotrafiquants. Le dilemme est le même pour la junte birmane que pour le régime taliban en Afghanistan, où les impératifs de politique intérieure sont incompatibles avec ceux de la politique extérieure. Ne pas s’allier aux armées ethniques et narcotrafiquantes en Birmanie, ou s’aliéner les paysans producteurs d’opium en Afghanistan, reviendrait tout simplement pour les pouvoirs en place à échanger un semblant d’autorité interne contre une reconnaissance externe partielle et à la valeur toute relative sur la scène géopolitique intérieure. On peut observer à travers ces exemples que des décisions politiques ont très clairement rythmé le développement de la production d’opiacés, et que si les conditions économiques et les motivations qu’elles ont pu susciter ont certes provoqué un recours à l’économie de la drogue, c’est dans une large mesure grâce à ces décisions politiques qui les ont rendues possibles.
Ces décisions politiques prises par les dirigeants et acteurs politiques birmans et afghans doivent néanmoins être replacées dans le contexte particulier des économies de guerre civile, qui diffère de celui des guerres dites classiques. L’instrumentalisation de l’économie de la drogue revêt en effet une grande valeur stratégique dans ce contexte particulier et permet aux différents acteurs de contracter des alliances entre eux, dès lors qu’ils sont tous engagés dans les deux types d’économie et font l’expérience de leurs contraintes et avantages respectifs. D’autre part, le financement nécessaire de la poursuite de la guerre est, en Birmanie comme en Afghanistan, d’autant plus problématique et difficile que les deux pays, outre la très profonde dégradation de leurs traditionnelles structures économiques de production, sont, ou ont été, sous le coup de sanctions économiques et diplomatiques qui en ont fait de véritables Etats paria, isolés de la majeure partie de la communauté internationale[37]. Les conflits prolongés qui affectent la Birmanie et l’Afghanistan, et donc leurs économies respectives, jouent ainsi un grand rôle dans le développement du caractère illicite de leurs économies politiques, l’économie de la guerre entretenant et dynamisant celle de la drogue qui, à son tour, rentabilise, au moins pour les acteurs principaux, les conflits auxquels ceux-ci prennent part. En Birmanie et en Afghanistan, la pérennisation et l’ancrage territorial de l’économie de la drogue doivent donc être mesurés à l’aune de la permanence et de la spatialisation de leurs conflits.
Quant aux situations politiques des deux pays, leur exclusion de la communauté internationale comme de l’économie mondiale est fortement susceptible d’encourager et de favoriser le recours à une économie illicite qui, seule, peut permettre un semblant d’intégration dans le marché mondial lorsque tout autre forme d’intégration, a fortiori politique, est proscrite par cette même communauté. Il n’est besoin que d’observer que la Birmanie et l’Afghanistan ont vu leurs productions respectives d’opiacés augmenter, voire exploser, à partir de 1988 et de 1994, précisément aux époques auxquelles les politiques d’isolement leur ont été imposées. L’isolement international, à travers embargos et sanctions économiques, a sans aucun doute encouragé le développement de l’économie des drogues illicites dans les deux pays et par certains acteurs étatiques comme non-étatiques. En 2001, à travers l’extraordinaire réduction de la production afghane, c’est encore la dimension politique d’une telle économie qui est révélée, l’édit de Mullah Omar démontrant l’importance primordiale de la volonté politique au sein des problématiques de la drogue. La capacité qu’auraient eu les taliban de prolonger cet effort aurait bien sûr été fonction, d’une part, de celle de la population anciennement productrice d’opium d’endurer le considérable durcissement de ses conditions de vie, d’ailleurs dénoncé par les antennes du PNUCID en Afghanistan et, d’autre part, de la reconnaissance internationale de ces efforts comme de la levée, au moins partielle, des sanctions économiques qui compromettent toute politique de substitution durable.
Quant au bouleversement politico-territorial survenu en Afghanistan en novembre 2001, s’il ne permet pas de déboucher d’une part sur l’obtention d’un pays unifié sous un seul pouvoir – certes représentatif de la diversité des acteurs nationaux et, également, décentralisé – et d’autre part, sur la résolution de la crise majeure et prolongée à laquelle le pays et sa population ont fait face, cela pourra bien sûr compromettre l’éradication récemment accomplie sous le régime taliban. Avec les rivalités que cela pourrait impliquer autour des ressources et des revenus que la main-mise sur les différents territoires permettrait, un morcellement politico-territorial, même et surtout sans impliquer de partition du pays, redynamiserait probablement à court terme une production de pavot à opium en Afghanistan. Si l’on peut d’ores et déjà, en novembre 2001, confirmer que les semailles ont de nouveau eu lieu dans certaines régions du pays, il apparaît alors que le rôle de la guerre y a encore une fois été crucial dans l’orientation des dynamiques de l’économie de l’opium.
Conclusion Au-delà du terreau économique du sous-développement sur lequel prospère le pavot à opium, ce sont donc des facteurs politiques, et parmi eux surtout polémologiques, qui expliquent et rythment la croissance du phénomène narcotique. L’opium et ses dérivés pèsent en effet très lourd dans la balance de négociation locale et internationale de régimes autoritaires en mal de légitimité nationale et internationale. La production de drogue en Birmanie et en Afghanistan procède donc sans aucun doute de la tolérance, sinon du bénéfice, que l’Etat fait, ou a fait du narcotrafic, comme bien sûr des situations conflictuelles qui y perdurent. Si la production et le trafic de drogue bénéficient, certes, de conditions politiques favorables à leur développement, il ne semble toutefois pas que ce soit du fait de politiques d’Etats que l’on pourrait qualifier de narco-Etats. La notion même de narco-Etat, c’est-à-dire celle d’un Etat qui a développé et organisé le narcotrafic en tant que politique à part entière et de façon implicite, n’est pas pertinente dans le cas de la Birmanie ou de l’Afghanistan, ni non plus dans aucun autre à notre connaissance[38]. La seule chose qui puisse être affirmée c’est qu’en Birmanie, par exemple, ou plutôt au Myanmar, le rapatriement et le blanchiment de l’argent du narcotrafic, comme l’impunité dont bénéficient les narcotrafiquants, ont certes atteint un véritable degré d’institutionnalisation. La notion de narco-Etat, en supposant qu’elle puisse concrètement correspondre à une réalité politico-économique, relève ainsi plus de la sémantique et de l’opinion que d’un état de fait prouvé[39].