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Opium et développement alternatif en Asie : quel bilan ?

Opium et développement alternatif en Asie : quel bilan ?

Pierre-Arnaud Chouvy

Revue Tiers Monde
n° 199, juillet – septembre 2009, pp. 611-625.


Mots-clés

Opium, pavot, économie, agriculture, développement, substitution, éradication, Asie.

Résumé

La production illicite mondiale d’opium n’a jamais été aussi importante qu’au cours des années 2000, en dépit d’un siècle de prohibition mondiale de certaines drogues. A quelques exceptions près, interdictions de production, éradication forcée et développement économique alternatif des paysanneries de l’opium ont échoué dans leur objectif : l’obtention d’un « monde sans drogue ». Si le volet répressif des mesures antidrogue n’a que très peu évolué et attend toujours de faire ses preuves, l’approche en termes de développement économique, elle, a connu de nombreuses évolutions, lesquelles n’ont pas non plus permis de diminuer et encore moins de supprimer la production illicite d’opium.


Introduction

Depuis des décennies, surtout depuis que le président des Etats-Unis Richard Nixon a initié la « guerre contre la drogue » en 1971, la réduction de l’offre de drogue a été le principal objectif des politiques antidrogue à l’échelle mondiale. La réduction et, à terme, la suppression de la production de drogues illicites étaient censées provoquer une augmentation des prix de détail sur le marché états-unien et ainsi y décourager la consommation de drogues. Mais les efforts antidrogue déployés dans le monde ont échoué à réduire les productions de marijuana, de haschich, de cocaïne et d’héroïne ainsi que leur consommation. Au contraire, depuis le début des années 1970 la production agricole et la consommation de drogues illicites ont augmenté. Les zones de production se sont, sinon multipliées, du moins diversifiées, et la disponibilité de drogues illicites sur le marché mondial a crû et a même été améliorée en termes de prix et de qualité. Ainsi, en mars 1995, après trois décennies de « guerre contre la drogue », Thomas Constantine, administrateur de la Drug Enforcement Administration (DEA, le service états-unien de police chargé de la lutte antidrogue), déclarait devant le Congrès des Etats-Unis que la « disponibilité et la pureté de la cocaïne et de l’héroïne » étaient « plus élevées que jamais » (Falco, 1997). Depuis, la production de cocaïne, de cannabis et d’héroïne est loin d’avoir diminué, ainsi que les cas de la Colombie, du Maroc ou de l’Afghanistan l’indiquent (Chouvy, Laniel, 2006 ; Chouvy, 2008).

Nombre d’observateurs ont imputé cet échec à la prohibition elle-même puisqu’elle « permet de dégager des profits élevés qui dynamisent l’économie de la drogue malgré son illégalité » : en fait c’est notamment « parce qu’elle est illégale et risquée » que l’économie de la drogue est « hautement rentable » (Fonseca, 1992 : 491). Mais l’échec des politiques antidrogue est aussi dû à la priorité qui a été donnée à la réduction de l’offre plutôt qu’à la réduction de la consommation. En effet, plusieurs études ont montré que la prise en charge médico-sociale des consommateurs de drogues illicites était bien plus efficace et rentable que la répression de la consommation de drogue et davantage encore que les tentatives de réduction et de suppression des productions agricoles de drogues illicites à la source (Teslik, 2006). Surtout, l’échec des politiques antidrogue peut être attribué à la façon même dont la réduction de l’offre a été conçue et entreprise depuis le début des années 1970. La « guerre contre la drogue » a en effet très largement privilégié la répression des paysanneries que la prohibition internationale avait criminalisées. L’éradication forcée des cultures illicites de cannabis, de coca et de pavot à opium a de fait bénéficié de financements sans comparaison aucune avec ceux sur lesquels les politiques de développement économique (cultures de substitution, développement intégré, développement alternatif) ont pu compter.

En Asie, où l’immense majorité de la production d’opium a toujours été produite et où l’histoire offre donc de nombreux cas d’études, les approches législatives, répressives et économiques visant la suppression de la culture illégale du pavot ont presque toutes et toujours échoué. De fait, parmi les plus grands succès et les plus grands échecs de la lutte contre la production de drogue ont pris place dans l’Asie de l’opium : entre la rapide et complète suppression de l’immense et inégalée production chinoise, dans les années 1950, et l’augmentation sans précédent de la production afghane à partir de 2002, le bilan asiatique de la lutte contre la production illicite d’opium s’est révélé catastrophique. Prohibitions nationales et internationale, campagnes d’éradication et programmes de développement (successivement : cultures de substitution, développement rural intégré, développement alternatif, modes de subsistance alternatifs) n’ont pas su supprimer ou ne serait-ce qu’endiguer la production illicite d’opium en Asie.

Des cultures de substitution au développement alternatif

Historiquement, interdits de production et éradication forcée ont précédé le recours au développement économique parmi les efforts déployés pour réduire ou supprimer les productions agricoles de drogues illicites. Au cours des années 1950 la Chine mit un terme à son énorme production d’opium presque exclusivement par l’imposition d’une prohibition et d’une répression nationales qui impliquèrent des milliers d’exécutions, des dizaines de milliers d’arrestations, des centaines de milliers de réunions de propagande et d’ « éducation », et quelques campagnes d’éradication forcée (Zhou, 1999 : 95-108). La Chine tout juste réunifiée et nouvellement communiste fit toutefois preuve de souplesse, ou plutôt de prudence, lors de l’imposition de la prohibition aux minorités ethniques les plus dépendantes de la production d’opium et donc les plus récalcitrantes face à sa suppression. Par exemple, chez les Yi du Sichuan, où les pavots couvraient jusqu’à 40 pour cent des terres arables de certains cantons et où entre 50 et 80 pour cent des maisonnées (Yi et Han confondus) recouraient à la production d’opium, les autorités chinoises convainquirent les paysans yi de substituer des cultures vivrières à celles de pavot. Alors que la campagne anti-opium prit fin en 1952 dans la majorité du pays, dans les régions yi la suppression complète de la production d’opium ne fut obtenue qu’en 1958-1959, après la mise en place de cultures de substitution et de réformes agraires et « démocratiques » par les autorités (notamment la suppression de l’esclavage de certains Yi, cultivateurs de pavot, par d’autres Yi, propriétaires terriens dont les terres furent redistribuées) (Zhou, 1999 : 150-157). La production d’opium fut supprimée d’une façon similaire dans chez certains Tibétains du Sichuan où les autorités réalisèrent très tôt que la suppression de la principale activité économique d’une partie de la population de la région ne manquerait pas d’y provoquer une forte résistance (Zhou, 1999 : 161). La production d’opium n’y disparut qu’en 1959, là encore après la mise en place de réformes dites démocratiques et de programmes de collectivisation. La Chine a donc réalisé très tôt réalisé que la suppression forcée et précipitée de la production d’opium dans des régions peuplées de minorités ethniques fortement dépendantes de la culture du pavot présentait d’importants risques sociaux et politiques et que la mise en place de mesures économiques préalables y était nécessaire. Certes, à l’échelle nationale, la campagne anti-opium n’en fut pas moins brutale et précipitée. Mais la Chine avait néanmoins fait preuve d’une précocité certaine dans la mise en place de mesures de développement économique visant à supprimer une production agricole illicite.

De fait, ce n’est qu’en 1972 que les premiers programmes de cultures de substitution furent mis en place par la communauté internationale, en Turquie et, de façon plus importante et mieux préparée, en Thaïlande. Bien que la Convention unique sur les stupéfiants ait été rédigée en 1961 par les Nations unies (ratifiée par la Thaïlande en 1961 et par la Turquie en 1967), les premiers projets de développement économique destinés à diminuer, voire à supprimer, une production agricole de drogues illicites furent concomitants du lancement, en 1971 par l’administration Nixon, de la « guerre contre la drogue ». C’est aussi en 1971 que Marshall Green, le secrétaire d’Etat adjoint de Nixon, créa l’expression de « Triangle d’Or » pour désigner les trois pays d’Asie du Sud-Est continentale producteurs illicites d’opium : la Birmanie, le Laos, et la Thaïlande. A cette époque, la Turquie avait déjà essayé, en vain, de répondre aux demandes faites par les Etats-Unis de renforcer le contrôle de sa production légale d’opium ou de la supprimer complètement. Le 29 juin 1971, en proie à des difficultés politiques internes et à une menace de sanctions économiques prononcée par le Congrès des Etats-Unis, la Turquie annonça soudainement que la récolte de 1972 serait la dernière autorisée dans le pays. Mais le projet de développement devant permettre de compenser les quelque 100 000 paysans turcs de l’opium ne fut négocié avec les Etats-Unis qu’après l’annonce de la prohibition et la Turquie n’obtint que 35 des 432 millions de dollars qu’elle avait demandés (Lamour, Lamberti, 1972 : 234-239). Réalisant l’erreur qu’elle avait commise et face à l’échec de cultures de substitution mal adaptées et à un mécontentement rural grandissant, la Turquie autorisa de nouveau la production légale d’opium en 1974, arguant du fait que d’autres pays avaient accru leur production (l’Inde) ou en avaient initié une (la France) à la suite de la suppression turque. Comme cela allait se reproduire pendant les décennies suivantes, une tentative nationale de suppression de production d’opium échoua pour cause de précipitation, d’un mauvais séquençage (l’interdit précédant la mise en place de moyens de subsistance alternatifs) et de projets sous-financés et mal conçus.

Le premier projet de développement à avoir été réellement conçu et mis en place pour réduire ou supprimer une production agricole de drogues illicites le fut en Thaïlande en 1972. Jusqu’alors l’introduction de cultures de substitution n’avait eu lieu qu’à la suite de l’imposition de prohibitions, soit afin de rendre le recours à l’éradication forcée économiquement, socialement, et politiquement acceptable (chez les Yi de Chine par exemple), soit afin de compenser tant bien que mal le choc économique provoqué par la disparition brutale des revenus de l’opium (en Turquie). Que le premier projet de développement économique antidrogue ait vu le jour en Thaïlande s’explique notamment par le fait que la production d’opium avait considérablement augmenté en Asie du Sud-Est après la Seconde Guerre mondiale et la suppression de la production chinoise (favorisant l’émergence du « Triangle d’Or »), que les productions pakistanaise et afghane n’étaient pas encore très développées (l’Iran étant revenu en 1969 sur sa prohibition de 1955), et que la Thaïlande, l’un des rares pays du Sud à n’avoir jamais été colonisés, était un partenaire privilégié des Etats-Unis dans leur lutte anticommuniste (notamment lors de la guerre du Vietnam). Mais la Thaïlande a aussi bénéficié de l’intérêt porté par son monarque, Bhumibol Adulyadej, au développement économique des minorités ethniques productrices d’opium. De fait, le roi thaïlandais initia un projet de cultures de substitution dès 1969 dans un village producteur d’opium proche du palais qu’il venait de faire construire dans la province de Chiang Maï. Il déclara très tôt, au vu des dommages causés par les premières opérations d’éradication forcée, qu’il convenait de ne pas détruire de cultures de pavot tant que des alternatives viables n’avaient pas été mises en place (UNODC, 2006b : 123 ; Renard, 2001 : 76). En conséquence, le recours à l’éradication forcée ne fut opéré que brièvement, au début des années 1970, et ne le fut pas de nouveau avant 1984, soit 12 ans après le lancement du premier projet d’introduction de cultures de substitution.

Ces premières cultures furent donc développées en 1972 en Thaïlande sous l’autorité de l’Etat thaïlandais et des Nations unies (UN/ Thai Crop Replacement and Community Development Project), un an après la création du Fond des Nations unies pour la lutte contre l’abus des drogues (FNULAD) et sept ans après le lancement d’une étude socio-économique menée conjointement par la Thaïlande et les Nations unies sur le contexte et les raisons du recours à la production d’opium (Renard, 2001 : 7 ; GTZ, 1998 : 10). Pour la première fois, le développement économique avait été délibérément choisi comme moyen de réduction et, à terme, de suppression d’une production agricole de drogues illicites. La Thaïlande allait continuer, pendant plus de trois décennies, à explorer les moyens socio-économiques permettant d’atteindre un tel objectif, avec des ressources économiques jamais égalées par aucun autre pays depuis. L’introduction de cultures de substitution consistait à remplacer des cultures illégales par des cultures légales qui devaient être au moins aussi lucratives que les premières sans être déjà produites en quantité. Leur transport et leur commercialisation devaient aussi être aisés. Plusieurs cultures (pêches, haricots rouges, choux, café, fleurs coupées, etc.) furent ainsi introduites dans les montagnes du nord-ouest thaïlandais au cours des années 1970, avec un succès relatif et surtout nombre d’effets pervers largement imprévus (saturation et effondrement de certains marchés, pollution de sols et cours d’eau par excès d’intrants chimiques, etc.) (Renard, 2001 : 57-68).

Au milieu des années 1970, Jean Népote, secrétaire général d’Interpol de 1963 à 1978, encensait dans l’un de ses écrits le recours au développement économique qu’il lui avait été donné d’observer lors d’une visite du projet de développement thaïlandais, tout en taxant la répression (éradication forcée) de solution utopique (Népote, 1976). En fait, le recours au développement économique constituait une évolution radicale par rapport aux solutions strictement répressives envisagées jusqu’alors, évolution à laquelle le secrétaire général d’Interpol lui-même ne pouvait se montrer insensible. Toutefois, quelque trois décennies plus tard, l’organe des Nations unies en charge de la mise en œuvre de solutions à la production de drogues illicites, le Progamme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (PNUCID : 1991), anciennement FNULAD, était renommé Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC : 2002), témoignant si besoin était que la criminalisation des paysanneries de la drogue avait encore de beaux jours devant elle. D’ailleurs, les projets de développement alternatifs continuent d’être conçus et mis en place par l’ONUDC et non par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Quoi qu’il en soit, les cultures de substitution ne tardèrent pas à montrer leurs limites. Népote avait vu juste sans le savoir lorsqu’il avait remarqué que « l’un des aspects remarquables » du projet thaïlandais résidait dans la « simplicité rurale de sa mise en place » : la simplicité de l’approche en termes de cultures de substitution confinait en fait au simplisme et allait se révéler être un défaut majeur. En effet, l’introduction de cultures de substitution mettait l’accent sur le remplacement d’une production agricole donnée par une ou plusieurs autres mais ne s’attachait aucunement à résoudre les causes de la production incriminée.

Au cours des années 1980, en Thaïlande et ailleurs dans le monde (USAID avait initié le premier projet de développement visant à réduire une production de coca en Amérique du Sud en 1981 dans la vallée péruvienne du Haut Huallaga), l’approche en termes de cultures de substitution fut remplacée par la mise en place de projets de « développement rural intégré ». Dès lors, l’objectif était moins de substituer une culture à une autre que d’introduire des sources alternatives de revenu et d’améliorer les conditions de vie des populations concernées (GTZ, 1998 : 10). Mais malgré l’avancée indubitable qu’elle constituait, l’approche en termes de développement rural intégré « s’effondra sous son propre poids » : selon un rapport indépendant commandité par l’ONUDC, « les projets étaient si complexes qu’ils constituaient de véritables cauchemars de gestion et étaient impossibles à évaluer » (UNODC, 2005 : 23).

En conséquence, le « développement alternatif » vit le jour au cours des années 1990. Il différait du développement rural intégré notamment par la perspective plus large qui était la sienne : désormais le contexte général du développement devait être pris en compte à l’échelle du pays ou de la région concernée lorsqu’un projet de développement alternatif était mis au point, notamment en prenant en compte les autres problématiques de développement et en s’associant aux projets déjà en cours (GTZ, 1998 : 10).

Mais la pratique du développement alternatif a varié de façon importante au fil des ans et en fonction des pays, notamment par rapport à la place et à l’importance données au développement socio-économique dans les politiques et programmes de lutte antidrogue (par rapport aux mesures d’imposition des interdits de production et aux recours à la répression), mais aussi selon la nature, les capacités et les compétences des organisations (nationales, internationales, gouvernementales ou non) en charge. La plus grande différence a peut-être résidé dans les calendriers selon lesquels développement alternatif, prohibition et répression (éradication forcée) ont été mis en place. En effet, dès lors qu’il n’y a jamais eu de définition universelle du développement alternatif, celui-ci a désigné des programmes et des projets très différents les uns des autres et qui n’avaient parfois rien à voir avec le développement alternatif. En 1998, la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies (UNGASS) consacrée à la question des drogues avait néanmoins défini le développement alternatif en tant que « processus de prévention et d’élimination des cultures illicites de plantes stupéfiantes à travers des mesures de développement rural spécifiques… et prenant en considération les caractéristiques socioculturelles des groupes et communautés concernés ». Le Plan d’action pour la coopération internationale en vue de l’éradication des cultures de drogues illicites et du développement alternatif, préparé lors de l’UNGASS de 1998, parachevait sa définition en précisant que le développement alternatif relevait d’une « approche globale » devant permettre d’instaurer et de développer « des options socio-économiques légales et durables destinées aux communautés et populations dont le recours aux productions agricoles illicites constitue le seul moyen d’existence viable, contribuant ainsi de façon intégrée à l’éradication de la pauvreté » (CND, 1998).

Le bilan du développement alternatif

Au début de la décennie 2000, trente ans après la mise en place des premières cultures de substitution par les Nations unies et la Thaïlande et sans qu’aucun consensus sur ce qu’est le développement alternatif et la façon dont il doit être conçu et mis en œuvre n’ait été atteint, l’explosion de la production d’opium en Afghanistan et l’insuffisance et l’inefficacité des programmes de développement alternatif en Birmanie et au Laos ont remis en question la conception même du développement alternatif. En effet, David Mansfield et Adam Pain, auteurs de nombreux rapports et études sur les contextes socio-économiques de la production illicite d’opium en Afghanistan et sur le développement alternatif ont montré à plusieurs reprises que « les approches localisées et circonscrites caractéristiques du développement alternatif et mises en place en Afghanistan et ailleurs dans les années 1980 et 1990 n’étaient pas en mesure de contrebalancer les motivations et les facteurs qui poussent les producteurs à cultiver du pavot à opium » (Mansfield, Pain, 2005: 4). En fin de compte, les deux auteurs estiment que le modèle actuel du développement alternatif « n’est pas susceptible de contribuer de façon significative à des objectifs antidrogue » (Mansfield, Pain, 2005: 1).

D’autres observateurs de longue date des productions agricoles illicites et des mesures antidrogue censées permettre leur diminution ou leur suppression sont tout aussi critiques et n’hésitent pas, à l’instar de Martin Jelsma, directeur du Programme Drogue et Démocratie du Transnational Institute (TNI), à affirmer que « 25 années de tentatives de réduction des productions n’ont eu aucun impact mesurable à l’échelle mondiale » (Jelsma, 2002). En 2002, lors de la conférence internationale de Feldafing consacrée au développement alternatif, Jelsma contredit le fait que des programmes de développement aient joué efficacement dans la diminution puis la suppression des productions d’opium thaïlandaises et pakistanaises, alors même que la Thaïlande et le Pakistan font communément figure de cas d’école démontrant la réussite de politiques antidrogue prioritairement basées sur le recours au développement alternatif. Il est vrai que, tant en Thaïlande qu’au Pakistan, la suppression de la production d’opium ne doit que très peu aux programmes de développement alternatif ou, d’ailleurs, aux campagnes d’éradication. De fait, nombreux sont ceux qui estiment que « là où des réductions durables des productions ont eu lieu, d’autres facteurs susceptibles d’avoir influé sur les décisions des producteurs de cultiver ou non des plantes à drogues peuvent tout autant être tenus responsables du changement » (UNODC, 2005 : 9-10). Parmi ces facteurs figurent la croissance économique (Thaïlande et Vietnam), le changement politique (régions kokang et wa de Birmanie), le meilleur accès des gouvernements aux régions périphériques (Pakistan), la pression sociale ou politique (Laos, Bolivie), les subventions et autres financements (Thaïlande), et l’augmentation des prix des cultures de substitution à des périodes données (café, cacao) (UNODC, 2005 : 9-10).

Il convient de relativiser le rôle du développement alternatif tant en Thaïlande qu’au Pakistan ne serait-ce que parce que leurs productions d’opium n’ont jamais dépassé 200 tonnes, excepté pour le record historique pakistanais de 800 tonnes en 1979. Qui plus est, les productions des deux pays n’étaient pas ou peu destinées à l’exportation et étaient peu soutenues par la demande internationale et les réseaux de trafiquants. En fait, la production thaïlandaise a été divisée par deux entre 1968 et 1975, donc bien après la prohibition nationale de 1959 et bien avant le début des mesures répressives en 1984. Quant aux premières cultures de substitution, elles ne furent développées qu’à partir de 1972 et que de façon extrêmement localisée. Les choses se passèrent certes différemment au Pakistan puisque la prohibition nationale de 1980 (annoncée en 1979) provoqua une explosion de la production (en 1980) qui fit chuter les prix et ramena les récoltes suivantes au niveau d’avant 1979. Quoi qu’il en soit, si les projets de cultures de substitution et de développement alternatif sont à l’évidence loin d’avoir eu les effets communément décrits sur la chute des productions thaïlandaise et pakistanaise, ils n’en ont pas moins eu des impacts positifs, même si très localisés, en termes de développement économique et d’amélioration des conditions de vie : les projets les plus appréciés par les populations concernées et par les évaluations furent thaïlandais (Thai-German Highland Development Program : 1981-1998 ; et Doi Tung Development Project : 1988-2018) et pakistanais (UNDCP Dir District Project : 1989-1998) (Jelsma, 2002 ; GTZ, 1998 ; CND, 2005).

En juin 1994, un rapport des Nations unies et des autorités thaïlandaises qui faisait le point sur deux décennies de coopération en matière de développement et de lutte antidrogue estimait que quelque 150 000 personnes (soit 28 pour cent de la population des minorités ethniques) avaient bénéficié des programmes de développement visant à diminuer ou supprimer la production d’opium en Thaïlande. Selon le rapport, ces programmes de développement ont permis de rapprocher les minorités ethniques de la société thaïlandaise (certains diront thaïe), « avec tous les avantages et les inconvénients que cela implique ». Ainsi, le développement alternatif a permis de renforcer la sécurité alimentaire et d’accroître la production rizicole dans les zones de montagnes tout en favorisant un certain degré de conservation écologique des zones concernées. Des cultures de substitution ont été introduites avec un succès variable et l’amélioration des réseaux routiers à permis d’augmenter les revenus et les opportunités commerciales des habitants concernés. Si les axes de communication ont aussi accéléré la déstructuration sociale de certaines communautés, ils ont toutefois permis d’améliorer l’accès aux soins et à l’éducation (GTZ, 1998 : 45). En fin de compte, si les programmes de développement alternatif ne peuvent pas être tenus pour responsables directs et premiers de la suppression des productions illicites d’opium, que ce soit en Thaïlande ou au Pakistan, et à fortiori ailleurs où ces programmes ont été moins favorisés, il n’y a toutefois guère de doute qu’ils ont permis de rendre les mesures antidrogue (législatives d’abord et coercitives ensuite) plus acceptables et soutenables des points de vue politique, social, et économique.

En effet, tant en Thaïlande qu’au Pakistan, les programmes de développement alternatif on vraisemblablement permis d’augmenter le coût d’opportunité de la production d’opium. David Mansfield a montré en 2007 que l’éradication (ou sa menace ou son risque) n’augmentait pas le coût d’opportunité de la production d’opium si aucune alternative économique n’était disponible. Un producteur d’opium qui sait qu’il court le risque de voir sa récolte détruite y renoncera en effet d’autant plus facilement qu’il pourra investir ses ressources dans une production légale à la condition bien sûr qu’elle constitue une alternative viable (Mansfield, 2007 : 69). Mais un paysan qui ne peut nourrir sa famille autrement que par le recours à une production agricole illicite courra le risque de l’éradication. L’inefficacité des campagnes d’éradication est d’ailleurs de plus en plus reconnue, même par le directeur de l’(UNODC), Antonio Maria Costa, qui, dans le rapport 2008 consacré à la production d’opium en Afghanistan, indique que « l’éradication a été inefficace… pour un coût humain élevé » : de fait, en 2008, seuls 5 480 hectares ont été éradiqués pour 157 000 récoltés (UNODC, 2008 : vii).

Certes, le développement alternatif peut lui aussi être qualifié d’inefficace. Mais, à la différence de l’imposition d’interdits de production ou des campagnes d’éradication, il présente un coût humain nul ou moindre (déstructuration sociale et acculturation dans certains cas mal conçus et mal gérés) et n’est pas ou très peu contre-productif. Ainsi, au Laos, où seuls quelques projets de développement alternatif ont été mis en place avant ou pendant l’imposition de l’interdit de production d’opium (début des années 2000), et où « la culture du pavot a baissé aussi rapidement dans les zones avec que sans projet de développement… il n’y a pas lieu de penser que les projets de développement alternatif ont encouragé les paysans à renoncer à la production d’opium ». Mais il est évident que « les zones dans lesquelles des projets de développement alternatif ont été mis en place étaient mieux préparées pour faire face aux difficultés économiques » causées par la prohibition (UNODC, 2005 : 9). Ainsi, le succès du projet de développement alternatif mené à par les Nations unies Palavek[1] entre 1989 et 1996 semble plutôt avoir été celui d’un projet de développement que celui d’un projet de développement alternatif : la population hmong a en effet pu remédier à son déficit en riz et même à produire des surplus commercialisables mais la suppression de la production d’opium, quant à elle, a davantage résulté de la pression sociale exercée par les chefs de clans que du projet lui-même. Certes, le projet de développement a joué de façon positive en permettant aux chefs de clans d’obtenir la suppression de la production d’opium sans recours à la coercition (CND, 2005 : note 38).

Enfin, en Birmanie, producteur historique d’opium du Triangle d’Or, les Nations unies financèrent des projets de développement entre 1976 et 1989, lorsque la répression sanglante d’une manifestation à Rangoun mit fin aux aides internationales dans le pays. Certes, ces projets n’avaient que peu en commun avec des projets de développement intégré ou de développement alternatif. Mais entre 1993 et 1997 les Nations unies (UNDCP) initièrent de nouveau deux projets de développement alternatif dans l’Etat shan de Birmanie et, surtout, le Wa Alternative Development Project (WADP) dans la région spéciale n° 2 du même Etat. Les autorités wa (UWSP/UWSA) qui contrôlent la région ambitionnaient alors d’en supprimer toute production d’opium d’ici 2005, ce qu’ils firent. Les Nations unies s’engagèrent donc dans un projet de développement en fonction d’un calendrier qu’ils ne contrôlaient pas et avec trop peu de fonds et de temps pour mener à bien la mission qu’elles s’étaient fixées en accord avec les autorités wa et birmanes. En fin de compte, le WADP n’amortit que très peu l’impact de la suppression de la production d’opium en 2005 et se rapprocha plus d’un petit projet d’aide humanitaire que d’un vaste projet de développement alternatif, même si des résultats notables ont été obtenus notamment du point de vue sanitaire (Chouvy, 2005 ; CND, 2005 : 7). En 2006 et 2007 les rapports de l’UNODC sur la Birmanie mentionnaient l’aggravation importante de la pauvreté et des déficits vivriers dans les zones de suppression de la production d’opium, reconnaissant de façon implicite l’insuffisance et l’inadaptation des projets de développement qui y étaient menés (UNODC, 2006b : 98 ; 2007 : 53).

Développement alternatif : ni succès, ni échec

L’histoire du développement économique en tant qu’outil de lutte antidrogue montre clairement que cette approche n’a que très rarement permis de réduire ou de supprimer des productions agricoles de drogues illicites, que ce soit à une échelle nationale ou, à fortiori, mondiale. C’est d’ailleurs ce que le rapport indépendant sur le développement alternatif commandé par l’UNODC concluait en 2005 (UNODC, 2005 : ix). Mais il n’en reste pas moins que trois décennies d’expérimentation ont permis de « considérablement améliorer le concept » de développement alternatif (Jelsma, 2002).

En dépit de ses résultats décevants le développement alternatif ne peut en tout cas pas être rejeté en bloc. En effet, l’échec du développement alternatif est aussi flagrant que celui de l’éradication et pose la question de l’(in)adaptation des politiques et des outils de contrôle des drogues, tant aux échelles locales que mondiale. Ainsi, on peut raisonnablement estimer que l’échec du développement alternatif est davantage imputable à ses méthodes et à ses moyens, financiers notamment, qu’à l’approche de la question de la production agricole de drogues illicites en termes de développement socio-économique. En fait, le développement alternatif ne semble pas avoir failli parce qu’il constituait une stratégie inadaptée mais parce que la réduction des productions agricoles illicites a trop souvent été dissociée de la réduction de la pauvreté et donc des questions de développement économique. En effet, les paysans de la drogue ont longtemps été perçus, et le sont encore trop souvent, non comme des victimes du sous-développement économique mais comme des criminels, ce qui explique la priorité donnée à l’interdiction et à la répression par rapport au développement dans les stratégies de lutte antidrogue. De fait, l’immense majorité des moyens humains et financiers consacrés à la lutte antidrogue a donc été utilisée pour concevoir, mettre en œuvre et renforcer une batterie de mesures répressives qui aggravent la pauvreté des régions productrices de cannabis, de coca, et de pavot, au lieu d’y remédier.

C’est encore le cas en Afghanistan par exemple, en dépit du fait que le succès de la construction de la paix, de la reconstruction de l’Etat et de la consolidation nationale est largement conditionné par la reconstruction économique et donc par le volume et les modalités de l’aide internationale. Bien qu’une étude menée en 2005 ait confirmé que l’importance de l’aide par habitant lors des premières années d’une intervention était corrélée avec ses chances de succès, le montant annuel de l’aide par habitant attribuée lors des deux premières années d’une intervention a été de loin inférieur en Afghanistan (US$57) qu’en Bosnie (US$679), qu’au Kosovo (US$526), ou qu’en Irak (US$206) (Dobbins et al., 2005 : xxviii – Données en dollars 2000). Ce ne sont pourtant pas les fonds qui ont manqué puisque entre 2001 et 2005 les Etats-Unis ont alloué 66,5 milliards de dollars au Département de la Défense pour ses opérations en Afghanistan, soit près de deux fois et demi les besoins estimés de reconstruction du pays. Ainsi que l’indique à regret Carl Robichaud, qui soulignait en 2006 que depuis 2001 le coût des opérations militaires des Etats-Unis en Afghanistan avait été onze fois plus important que celui, combiné, de l’aide humanitaire, de l’aide au développement et de la formation des forces de sécurité afghanes, l’Afghanistan a plutôt bénéficié d’un plan martial que d’un Plan Marshall (Robichaud, 2006 : 19).

Quant au budget consacré par les Etats-Unis à la lutte antidrogue en Afghanistan, il ne constitue bien sûr qu’une infime partie de sa contribution globale à la pacification et à la reconstruction du pays mais, là encore, la priorité est donnée à la répression plutôt qu’au développement. Environ 1,6 des 10,3 milliards de dollars d’aide internationale dépensés par les Etats-Unis entre 2001 et 2006 a été consacré à la lutte antidrogue (OIG, 2007 : 20). Pour la seule année 2006, les Etats-Unis ont attribué 420 millions de dollars à la lutte antidrogue en Afghanistan, soit moins que la valeur à la ferme de l’opium (755 millions) produit dans le pays en 2006, et beaucoup moins que les 2,5 milliards de dollars que les trafiquants afghans sont susceptibles d’avoir alors encaissés (OIG, 2007 : 20 ; UNODC, 2006a : 1). De façon pour le moins surprenante, entre 2005 et 2006, lorsque la production afghane d’opium augmentait de 49% (de 4 100 à 6 100 tonnes), les Etats-Unis divisaient leur budget antidrogue afghan par deux (959 millions en 2005) (UNODC, 2006a : 1 ; OIG, 2007 : 10). Qui plus est, la part du budget antidrogue attribuée au développement alternatif passait de 37% à 28% : en 2006, 120 millions de dollars furent attribués au développement alternatif, 134 à l’éradication, 109 à l’interdiction, 55 à la réforme de la justice, et 2 aux campagnes d’information (OIG, 2007 : 21).

Certes, l’Afghanistan n’est pas le seul pays dont les projets de développement alternatifs sont insuffisamment financés. En fait, au regard de l’importance géopolitique et stratégique que les Etats-Unis accordent à la reconstruction de l’économie et de l’Etat en Afghanistan, mais aussi à la lutte antidrogue, dans ce même pays et à l’échelle mondiale, il n’est guère surprenant que les autres pays soient encore plus mal lotis. Ainsi, les 120 millions de dollars que les Etats-Unis ont consacrés au développement alternatif en Afghanistan en 2006 sont dix fois supérieurs au budget mondial annuel moyen dont l’UNODC dispose pour mener des programmes de développement alternatif en Afghanistan, en Birmanie, au Laos, au Vietnam, en Bolivie, en Colombie et au Pérou (UNODC, 2005 : 18). Entre 1998 et 2004 le budget mondial annuel moyen que l’UNODC a consacré au développement alternatif n’était en effet que de 19 millions de dollars. Le fonctionnement de l’UNODC est certes unique au sein des Nations unies puisque son budget dépend à 90% des contributions volontaires de quelques pays qui spécifient où et comment les utiliser (Jensema, Thoumi, 2003 : 1). La vaste majorité du budget de l’UNODC est alimentée par les Etats-Unis et l’Italie (respectivement 23 et 22% en 2002) qui influencent donc largement les actions menées. Les années 2000 ont vu l’essentiel du budget de l’UNODC être attribué à des opérations de respect de la loi financées par les Etats-Unis, le Japon, et le Royaume-Uni. L’Italie et la Suède ont davantage financé des projets de réduction des risques (auxquels les Etats-Unis sont opposés) et l’Allemagne a principalement soutenu des programmes de développement alternatif (Jensema, Thoumi, 2003 : 1-2).

Un budget étriqué et irrégulier a bien sûr des conséquences néfastes. En Afghanistan les projets de développement alternatif de l’UNODC ont été arrêtés en partie pour raisons budgétaires alors que la production d’opium explosait. Quant au Laos, malgré la suppression rapide de la culture du pavot des années 2000, seuls 5% des familles productrices d’opium auraient été touchées par des projets de développement alternatif. Toujours au Laos, le projet de développement alternatif mené par l’UNODC dans la province de Phongsaly n’a reçu que 29 600 dollars en 2005 pour mettre ses activités en œuvre dans 33 villages (CND, 2005 : 5 ; UNODC, 2005 : 18). Ainsi, en Asie, budgets restreints et aires d’intervention limitées font que seule une toute petite partie des cultivateurs de pavot est concernée par des projets de développement alternatif. En effet, seuls 5% des producteurs agricoles de drogues illicites d’Asie seraient touchés par un projet de développement alternatif, alors qu’ils seraient 23% en Amérique latine, théâtre de prédilection des opérations antidrogue des Etats-Unis (CND, 2005 : 2). L’Afrique, quant à elle, ne compte à priori aucun projet de développement alternatif, même si des tentatives ont été effectuées au Maroc, sans succès là non plus (Chouvy, 2008).

Quelles leçons pour quelles solutions ?

L’échec de la réduction des productions agricoles de drogues illicites ne peut bien sûr pas être directement et uniquement imputé au développement alternatif. En effet, le développement alternatif ne constitue ni un échec ni une réussite dès lors que les projets mis en œuvre à ce jour ont toujours été extrêmement limités spatialement (projets pilote qui n’ont pas débouché sur des projets plus vastes et conséquents) et n’ont pas seulement été sous-financés mais souvent aussi mal conçus et mal gérés. Toutefois, parmi le très faible nombre de projets de développement alternatifs qui ont été mis en œuvre dans le monde, certains ont été sinon couronnés de succès, du moins reconnus comme ayant contribué, même indirectement, à la réduction ou à la suppression de productions agricoles de drogues illicites (Pakistan, Thaïlande, Laos). Ces quelques expériences positives et les contraintes qui ont limité l’expérimentation et la portée du développement alternatif permettent donc de penser que cette approche recèle un potentiel encore non exploité, ce dont les approches répressives, et l’éradication forcée en particulier, ne peuvent se targuer dès lors qu’elles ont été conduites pendant près de quatre décennies à des échelles et avec des moyens dont le développement alternatif n’a jamais bénéficié. Qui plus est, un programme de développement alternatif est censé réduire la pauvreté, c’est-à-dire l’une des causes du recours à la production agricole de drogues illicites, et non l’aggraver comme le font les programmes d’éradication forcée qui se révèlent non seulement inefficaces mais contre-productifs.

En fait, l’éradication, forcée ou non, ne devrait être envisagée qu’en dernier recours, une fois et une fois seulement que des alternatives socio-économiques ont été développées et se sont révélées viables. Pour être efficaces, les actions antidrogue ne devraient pas seulement avoir été adéquatement conçues et financées et avoir été mises en œuvre bien au-delà des échelles locales généralement retenues : elles devraient aussi impérativement être correctement séquencées afin qu’interdiction et mesures répressives n’entravent pas les mesures et les effets du développement alternatif. Qui plus est, les actions antidrogue, quelles qu’elles soient, devraient moins viser la réduction de l’offre de la production agricole de drogues illicites à la ferme que la réduction de la demande à la ferme : interdiction et répression devraient être parties intégrantes des programmes de développement alternatif, non pas en étant exercées à l’encontre des paysans du cannabis, de la coca, ou de l’opium, mais à l’encontre des trafiquants. Enfin, le développement alternatif ne devrait pas cesser une fois les objectifs de diminution ou de suppression atteints, tant les causes du recours à la production agricole de drogues illicites sont profondes et longues à supprimer. D’ailleurs, le développement alternatif ne devrait pas avoir pour objectif principal la suppression d’une production agricole de drogue mais bel et bien la diminution de la pauvreté qui est une de ses causes premières.

C’est en fait toute la pratique du développement dans les zones de production agricole de drogues qui doit être revue et améliorée si la réduction des superficies illégalement cultivées en cannabis, en coca, et en pavot, doit intervenir de façon homogène et durable. La question du développement économique des paysanneries de la drogue a trop souvent été ignorée par les praticiens classiques du développement, pour être laissée à l’UNODC et à ses prédécesseurs dont les capacités et les moyens en termes de développement font toujours défaut (GTZ, 2006 : 13-14). Ceci dit, les précieuses connaissances accumulées pendant près de quatre décennies par les acteurs du développement alternatif devraient pouvoir être prises en compte lors de la conception de programmes de développement nationaux visant en partie, et en partie seulement, la réduction durable des cultures de cannabis, de coca, et de pavot : les deux communautés du développement, celle du développement alternatif et celle du développement classique, ne devraient en réalité ne faire qu’une. En fait, le développement alternatif n’a peut-être pas seulement cherché à offrir des alternatives aux paysans de la drogue, il a peut-être aussi constitué une alternative à l’absence de projets de développement classique dans ces régions marginales, reculées, et souvent marquées par des conflits armés qui sont en général celles des productions agricoles de drogue.

Les années 2000 ont d’ailleurs vu un nouveau concept émerger : le mode de subsistance alternatif ou alternative livelihood qui veut justement dépasser les limites du développement alternatif en prenant en compte la globalité et la complexité des contextes et des facteurs de production, notamment en faisant de la suppression des productions agricoles de drogues illicites non plus un objectif en soi mais un indicateur du succès de politiques nationales de développement économique, donc un indicateur de réduction de la pauvreté (Mansfield, Pain, 2005). Le développement économique constitue à n’en pas douter la solution aux productions agricoles de drogues illicites dès lors que seul le développement peut permettre de remédier au déficit de moyens de production, à l’insécurité alimentaire et donc à la pauvreté qui motivent en premier lieu le recours aux cultures illicites de cannabis, de coca, et de pavot. Quant aux mesures législatives et répressives, si elles sont incontournables à terme, elles ne doivent justement être imposées qu’à terme, une fois et une fois seulement que des modes de subsistance alternatifs ont fait leurs preuves et que le coût d’opportunité de la production d’opium a donc suffisamment augmenté : donc lorsqu’elles ne sont plus contre-productives et ne réduisent pas la portée des actions de développement.

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[1] Région spéciale de Xaisomboun, partagée depuis 2006 entre les provinces de Vientiane et de Xiang Khouang.

About the author

Pierre-Arnaud Chouvy

ENGLISH
Dr. Pierre-Arnaud Chouvy holds a Ph.D. in Geography from the Sorbonne University (Paris) and an HDR (Habilitation à diriger des recherches or "accreditation to supervise research"). He is a CNRS Research Fellow attached to the PRODIG research team (UMR 8586).

FRANCAIS
Pierre-Arnaud Chouvy est docteur en géographie, habilité à diriger des recherches (HDR), et chargé de recherche au CNRS. Il est membre de l'équipe PRODIG (UMR 8586).

www.chouvy-geography.com