Drogue, stupéfiant, narcotique : laxisme conceptuel et grammatical.
Politiques des drogues
Numéro 8 (mars 2025) (PDF)
pp. 66-78
Version ici très légèrement différente de celle publiée par la revue Politiques des drogues.
Notes et bibliographie en fin de document.
Pierre-Arnaud Chouvy
Chargé de recherche au CNRS (Prodig)
CNRS Research Fellow (Prodig)
L’actualité récente témoigne de la grande confusion terminologique qui caractérise les débats qui portent sur drogues, stupéfiants, et même narcotrafic. Cette confusion, qui, nous le verrons, concerne jusqu’aux plus hautes autorités de l’Etat, est permise par un recours à des termes non ou mal définis et par le laxisme conceptuel et même grammatical qui en découle. Au-delà des problèmes de définition et de terminologie que les débats politiques, sociaux, et même moraux soulèvent à propos des drogues, et sur lesquels ils s’appuient, se pose la question du choix non seulement des termes mais aussi des articles qui les précèdent et donc les déterminent, selon qu’ils sont définis ou indéfinis. En effet, parler d’une drogue ou de la drogue revient à évoquer deux concepts différents (ou plutôt un concept et une notion), toutes les drogues n’étant pas nommées de la sorte et certainement pas incluses dans ce que l’on dénomme « la drogue ».
Lorsque le ministre de l’Intérieur (2020-2024) Gérald Darmanin déclare en 2020 que « la drogue, c’est de la merde »[1], il ne reprend pas seulement à son compte un slogan dont l’inefficacité n’est plus à démontrer 30 après sa création (1986) par le réalisateur Jean-Marie Périer[2], il se trompe aussi d’objet dès lors qu’il est en charge non de la question des drogues ou de celle de la drogue mais de celle des stupéfiants. La reprise de ce slogan choc ne démontre pas seulement l’inefficacité de 30 ans de politiques et d’actions de lutte contre les stupéfiants mais révèle aussi que confusion et amalgame conceptuels ont perduré, les concepts de drogue et de stupéfiant, mais aussi la notion de « la drogue », étant allègrement confondus : dans une déclaration, le ministre en question distingue en effet le tabac, pourtant bel et bien une drogue, c’est-à-dire une substance psychotrope (Chouvy, 2023), de « la drogue »[3]. Pourtant, sans même critiquer la vulgarité du propos, ni les drogues ni les stupéfiants ne devraient être qualifiés comme étant « de la merde », sauf à diaboliser aussi les médicaments qui comptent parmi les drogues et même parfois les stupéfiants (morphine[4] pour ne citer qu’elle).
C’est la même confusion que révèle le Conseil constitutionnel lorsque, saisi pour produire une définition de ce que sont les substances stupéfiantes, il recourt à une définition biochimique ou pharmacologique et non à une définition juridique. Il y a là non seulement confusion mais aussi erreur manifeste dès lors que la définition avancée, n’intégrant aucune dimension juridique, inclut paradoxalement l’alcool et les autres drogues de consommation non médicale légale. D’ailleurs, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, qui succède à Gérald Darmanin en 2024, témoigne de la même confusion, du même laxisme conceptuel, lorsqu’il déclare en 2024, en assimilant drogue (question relative à la santé publique dont il n’est pas en charge) et stupéfiant, que « la drogue consommée en France a le goût du sang » et qu’il convient de « briser l’écosystème de la drogue »[5].
La confusion ne s’arrête pourtant pas là, le trafic de stupéfiants étant fréquemment évoqué en recourant au mot composé « narcotrafic »[6], construit à partir de la racine grecque « narco » du terme « narcotique », lequel a depuis longtemps été remplacé, notamment dans la Loi de 1970, par « stupéfiant ». Mais l’emploi actuel de « narcotique » en lieu et place de « stupéfiant » constitue certainement moins un héritage historique qu’un anglicisme issu de la traduction anglaise (narcotics ou narcotic drug) de « stupéfiant », bien que l’on parle, quelque peu paradoxalement là aussi, bien davantage de drug trafficking que de narcotrafficking en anglais. Les termes « drogue » et « stupéfiant » ont ainsi tendance à être remplacés par la racine « narco » dans une kyrielle de néologismes souvent sensationnalistes (narcoterrorisme et narco-Etat, notions jamais proprement définies et sans réels objets[7]), et parfois hasardeux et même dénués de sens : on pense notamment à « narchomicide », dénoncé par une magistrate marseillaise et dont la construction (« narcho ») et la signification (meurtre d’un narcotique ?) interrogent. Il conviendrait en fait, notamment pour les ministres de l’Intérieur et de la Justice, mais aussi les préfets et les magistrats, de référer, cohérence juridico-terminologique oblige, au trafic de stupéfiants plutôt qu’au narcotrafic, et ce même si le concept de stupéfiant n’est pas défini en droit français. En effet, si substituer un terme non défini à un autre ne permet bien sûr pas de clarifier le propos, le faire en recourant à un terme qui, en français, n’est synonyme ni de drogue, ni de stupéfiant, n’a guère de sens : le terme « narcotique » n’existe en effet pas dans la terminologie juridique française et se limite à sa signification étymologique (qui provoque l’engourdissement ou l’assoupissement) dans le lexique du langage commun.
Définitions terminologiques de « drogue » et « psychotrope »
Définir ce qu’est une drogue est un prérequis pour définir ce qu’est un stupéfiant, sauf à se contenter de la tautologie qui prévaut, selon laquelle est un stupéfiant une substance classée dans le tableau des stupéfiants (et ce depuis l’apparition de la catégorie légale de stupéfiant dans la loi du 12 juillet 1916 qui considère déjà qu’un stupéfiant est une substance inscrite sur la liste des stupéfiants (Chast, 2009 : 301)). Mais définir tant une drogue qu’un stupéfiant requiert de définir au préalable ce qu’est une substance psychotrope. En effet, tous les stupéfiants sont des drogues et toutes les drogues sont, par définition, des substances psychotropes. Mais toutes les drogues ne sont bien sûr par des stupéfiants.
Toutes les drogues sont des substances psychotropes parce que la définition terminologique de « drogue » est « substance psychotrope » : il s’agit d’une définition par intension, c’est-à-dire une définition qui décrit l’ensemble des caractères constituant un concept en indiquant un concept superordonné (substance) ainsi qu’un ou des caractères distinctifs (psychotrope) (Chouvy, 2023). « Drogue », comme tout terme, se trouve ainsi « globalement réduit, de façon plus ou moins implicite, à une relation entre objet, désignation et concept » (Depecker, 2002 : §8). Définir « drogue » en tant que substance psychotrope permet de respecter plusieurs principes essentiels du processus définitoire et particulièrement celui d’adéquation qui veut, dès lors que la définition énonce avec précision les caractères essentiels d’un concept, que celle-ci ne s’applique qu’au concept défini et à lui seul (Vézina et al., 2009 : 12-16 ; Chouvy, 2023).
De fait, aucun critère moral, politique, social ou même légal, ne peut entrer dans une définition de « drogue » sans remettre en question le principe d’adéquation des définitions par intension (légalité et moralité ne sont ainsi bien sûr pas des caractères essentiels ou intrinsèques de « drogue »). Par contre, dans le cadre d’une définition par extension, il est possible de mentionner des drogues (certaines, pas toutes, ce qui compromet justement le principe d’adéquation) dont la consommation est considérée comme amorale, ou dont la production, le commerce et la consommation sont sujets à des restrictions légales et font l’objet de politiques et d’actions d’interdiction. En effet, la façon dont tout objet, drogue y compris, est considéré selon des critères socio-culturels donnés participe de caractères extrinsèques et ne constitue pas un caractère intrinsèque (caractère de nature descriptive qui est inhérent à un objet : Vézina, 2009 : 35) de définition de l’objet en question. Il convient donc, nous le verrons, de ne pas confondre une drogue et la drogue.
Quoi qu’aient pu reprocher certains auteurs, Jacques Derrida (1989) et Howard Becker (2001) notamment, au terme[8] « drogue », celui-ci peut être défini scientifiquement et n’est pas, en dépit des idées reçues causées par la confusion qui existe notamment entre une drogue et la drogue, à éviter du fait des apriori moraux qui lui seraient inévitablement associés (Chouvy, 2023). Éviter le terme « drogue » en raison de tels apriori, qui existent certes, notamment en raison d’un laxisme conceptuel, reviendrait à confondre définition terminologique et définitions lexicographiques (ou acceptions), donc à confondre dimension désignative ou dénotative et dimension connotative ou culturelle, laquelle est de « plus grande richesse sémantique dès lors qu’elle témoigne entre autres de la mentalité, des croyances, des attitudes, des goûts ou des us et coutumes des locuteurs d’une langue » (Vézina et al., 2009 : 4-5).
Si l’on peut s’accorder sur une définition terminologique unique et univoque du terme « drogue » (en biochimie : substance psychotrope), il n’en est pas de même de celui de psychotrope qui est un terme biochimique valide, tel que défini par Delay[9], mais est aussi un terme juridique erroné (car non défini et même indéfinissable autrement que par une tautologie : Convention sur les substances psychotropes de 1971 qui n’inclut pas les stupéfiants, dont la cocaïne), et un terme médical restrictif (classe de médicaments qui permettent de traiter les troubles psychiques : les anxiolytiques, les hypnotiques, les antidépresseurs, les antipsychotiques, les psychostimulants…). Ainsi, les définitions biochimique et médicale, d’une part, et l’acception juridique (acception puisque terme non défini), d’autre part, du terme diffèrent de manière suffisante pour que le sens exact du terme doive être systématiquement précisé. Il n’en est pas de même du terme « stupéfiant » dont la définition pharmacologique n’est plus usitée[10] dès lors que c’est l’acception juridique qui prime depuis la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 et, en France, la Loi no 70-1320 du 31 décembre 1970[11].
Quand le Conseil constitutionnel ne distingue pas substances psychotropes et stupéfiants
Mais arguer du fait qu’aucune équivoque n’existe entre ces différentes définitions et acceptions reviendrait à ignorer à quel point les confusions peuvent être importantes, nombre de substances psychotropes n’étant en effet pas considérées comme telles par la Convention sur les substances psychotropes de 1971[12], et le Conseil constitutionnel, ayant à trancher une Question prioritaire de constitutionnalité, ayant défini aussi récemment qu’en 2022 un stupéfiant en recourant non à la définition juridique de psychotrope qui s’imposait, mais à sa définition biochimique (celle, donc, qui avait cours avant la Convention unique sur les stupéfiants de 1961). Ce faisant, le Conseil constitutionnel, n’ayant pas été saisi de la question de la définition du terme « psychotrope », l’a utilisé sans le définir dans sa définition de celui de « stupéfiant » et fait donc l’amalgame entre deux sens du terme « psychotrope » lorsqu’il mentionne d’une part (catégorie juridique) que « les plantes, substances ou préparations vénéneuses sont classées comme stupéfiants ou comme psychotropes » (point 3) et, d’autre part (catégorie biochimique), que « la notion de stupéfiants désigne des substances psychotropes » (point 17)[13].
La confusion est problématique car si, d’après le Conseil constitutionnel, « la notion de stupéfiants désigne des substances psychotropes qui se caractérisent par un risque de dépendance et des effets nocifs pour la santé »[14], alors l’alcool (qui est une drogue dès lors que l’alcool éthylique, ou éthanol, est une substance psychotrope) est un stupéfiant (ce qu’il n’est bien sûr pas). Certes, les ambitions du Conseil constitutionnel semblaient se limiter à circonscrire une « notion » (dans le texte) et non à définir un concept, la distinction étant pourtant substantielle, une notion étant une connaissance intuitive, superficielle, approximative, issue d’une évaluation, alors qu’un concept est une pensée constituée, une représentation abstraite, dont la définition par intension s’accorde avec la description précise, voire scientifique, d’un objet.
Mais en voulant remédier au fait que « stupéfiant » ne soit pas défini autrement que tautologiquement dans les droits international et français, un stupéfiant étant simplement une substance inscrite au tableau des stupéfiants[15], l’institution juridictionnelle française a recouru à une définition lexicographique de type biochimique[16] et non, paradoxalement compte tenu de la mission qui est la sienne, à une définition terminologique de type juridique. Ce faisant, il a ignoré, paradoxalement, la notion (et à fortiori le concept) juridique de stupéfiant en permettant d’y inclure toutes les drogues dont les usages non médicaux sont légaux, alors qu’il aurait dû produire la définition terminologique proposée ci-après, aussi imparfaite soit-elle : « Stupéfiant (droit) : substance psychotrope (drogue) dont la production, le commerce et la consommation sont illégaux en dehors d’usages médicaux ou scientifiques et qui est inscrite sur la liste des stupéfiants » (par l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM) qui modifie l’arrêté du 22 février 1990 fixant la liste des substances classées comme stupéfiants)[17]. Le problème de la définition de « stupéfiant » n’est donc toujours pas réglé, plus d’un siècle après sa première adoption, dans la loi du 12 juillet 1916, « premier texte pénal français à définir le cadre juridique de la circulation et de l’utilisation des produits dits ‘stupéfiants’ ». En effet, lors des débats menant à l’adoption de la loi, la question de l’absence de définitions scientifique et juridique du terme avait été posée en dénonçant « l’imprécision et l’hétérogénéité [du terme] dans le vocabulaire médical » (Retaillaud-Bajac, 2009 : §1 & 15).
Mais si le Conseil constitutionnel ne recourt pas au concept de drogue dans sa définition de stupéfiant, il fait toutefois mention de la définition de « drogue » : « substance psychotrope », à priori au sens biochimique du terme (en tout cas à priori pas au sens juridique de la Convention de 1971 puisque substances stupéfiantes et substances psychotropes désignent deux catégories juridiques distinctes). Référer aux drogues aurait présenté un double avantage terminologique et historique. En effet, une drogue définie biochimiquement est un terme moins ambigu que « substance psychotrope » car non polysémique (sens biochimique et non juridique). D’autre part, une drogue sera toujours une drogue, quels que soient les lieux et les époques. A contrario, les stupéfiants, qui sont certes tous des drogues, n’ont pas toujours été des stupéfiants et ne le seront pas toujours (ou ne le sont déjà plus dans certaines juridictions). Les stupéfiants n’existent en effet qu’en fonction des lois alors que les drogues, elles, existent intrinsèquement dans la « nature », n’en déplaise à Derrida (1989) pour qui il n’y a « pas de drogue dans la nature » (Chouvy, 2023).
Drogue : article défini, indéfini, et sémantique
Une fois l’intérêt du terme « drogue » démontré, il convient de s’interroger, non sur sa polysémie, laquelle n’existe que d’un point de vue lexicographique (on parlera dès lors du mot « drogue » et non du terme « drogue », et de ses notions associées, non de ses concepts), ni non plus sur son caractère supposément indéfinissable ou vague (le recours à la terminologie évacuant clairement tout flou descriptif et conceptuel), mais sur le flou sémantique qui persiste selon le choix de l’article défini ou indéfini qui le précède.
Ainsi, faire mention d’une drogue ou de la drogue revient-il à parler de la même chose, à faire référence au même objet ? Quand doit-on référer à « une drogue » ou à « la drogue » ? Doit-on utiliser l’article indéfini « une » ou l’article » défini « la » ? On dira que la cocaïne est « une drogue » et on l’inclura de façon implicite lorsque l’on parlera de « la drogue ». On dira, en ayant à l’esprit cocaïne, héroïne, cannabis, que « la drogue, c’est de la merde » et on fera même référence au « cancer de la drogue » (Lacoste, 2004). Mais, particulièrement en France, où l’industrie de l’alcool est culturellement et économiquement importante, et où les hommes politiques n’hésitent pas à consommer publiquement et parfois outrancièrement de l’alcool, on n’inclura pas l’alcool dans « la drogue » alors qu’il s’agit pourtant bel et bien d’une drogue au sens (terminologique) de substance psychotrope : faire mention, par exemple, d’une « addiction à l’alcool et à la drogue », revient de fait à nier le statut de drogue à l’alcool et à suggérer que drogue et stupéfiant sont synonymes (absolus) ou même quasi-synonymes : nulle identité de sens commune pourtant entre drogue et stupéfiant, les deux mots ayant des sens dénotatifs différents (terminologie) mais « drogue » étant employé de façon familière au sens (connotatif, donc lexicographique) de « stupéfiant » (Kleiber, 2009).
La question du choix de l’article précédant la désignation « drogue » est particulier dès lors que le mot tend à être compris au regard de ses définitions lexicographiques plutôt que terminologique et que l’objet drogue et son concept sont trop souvent masqués par la grande diversité sémantique déterminée (géographiquement, historiquement, socialement) par différentes mentalités, croyances, moralités, légalités, etc. (Chouvy, 2023). Ainsi, « une drogue » réfère au terme « drogue », c’est-à-dire à une substance psychotrope (biochimie) définie de façon terminologique (le terme exprimant la relation entre l’objet, sa désignation et son concept) alors que « la drogue » réfère à la notion de « drogue » dont les définitions lexicographiques impliquent une certaine polysémie (à la différence de la définition terminologique), basée sur des acceptions diverses et parfois contradictoires (selon qu’elles procèdent de catégories, culturelles, morales, juridiques, etc.) et non sur un concept unique.
Article indéfini et propriétés essentielles : le concept de drogue et la représentation de la drogue
Qu’il s’agisse du nom « drogue » ou non, le choix de l’article n’est jamais anodin, grammaticalement bien sûr, mais plus encore sémantiquement, les articles apparaissant « toujours comme indissolublement liés à un nom qui les suit : ils « modifient », « déterminent », « repèrent » ou « limitent » le nom, mais d’une façon qui n’est pas uniforme et dépend des caractères sémantiques du nom lui-même et du type de détermination exercée par l’article » (Rivara, 2000 : §4). Le sens que donne l’article à un nom procède en effet de l’opposition indéfini/défini mais aussi du couple générique/spécifique, l’article indéfini ou défini ne déterminant pas systématiquement, ou à lui seul, le sens générique ou spécifique du nom qu’il précède. C’est le cas avec le nom « drogue » dont le sens et les limites sémantiques changent selon que l’on parle d’une drogue (ou des drogues) ou de la drogue.
Certes, Stanojević et Đurić (1995 : 122) nous rappellent que « de nombreux auteurs […] ont constaté que les indéfinis singuliers s’accommodent bien des propriétés dites essentielles ou définitoires […] alors qu’ils acceptent plus difficilement les prédicats dénotant des propriétés non essentielles ». Une drogue est une substance psychotrope et toutes les substances psychotropes sont des drogues. Quant aux propriétés non essentielles, elles, elles « n’admettent que des généralisations inductives, imposant l’emploi des définis pluriels ». De fait, lorsque l’on parle de « la drogue », on réfère non aux caractéristiques essentielles de ce qu’est une drogue (d’un point de vue terminologique) mais aux représentations que l’on en a (point de vue lexicographique) : ce qui explique, ainsi qu’on l’a déjà évoqué, que l’on puisse considérer, dans le langage commun, que l’on n’inclut pas l’alcool, pourtant une drogue (certes une substance psychotrope, mais de consommation légale et morale), lorsque l’on évoque « la drogue » (ni les « alcooliques » ou alcoolodépendants parmi les « drogués », terme problématique à divers égards).
On dira donc « une drogue est une substance psychotrope » (« substance psychotrope » étant la propriété essentielle qui contribue à la définition terminologique du terme « drogue ») et non « la drogue est une substance psychotrope ». Donc « la drogue » ne revêt pas de caractère générique et implique de référer, soit à une drogue dont il a déjà été question (objet déjà identifié), soit à l’un des phénomènes relatifs à l’objet drogue : production, trafic, ou surtout consommation et représentations associées. Mais mentionner « la drogue » c’est donc situer l’objet drogue, hors ses caractéristiques essentielles (substance psychotrope), dans les champs moral et juridique en l’assimilant à la déviance (Becker, 1961) et, en toute probabilité, aux stupéfiants, cette catégorie de substances psychotropes dont les usages non médicaux et non scientifiques sont illégaux (un stupéfiant étant finalement davantage, d’un point de vue définitoire, une catégorie juridique qu’un type de substance).
On parlera ainsi d’une drogue en biochimie mais de la drogue en sociologie (Bergeron, 2009) ou en géographie : j’ai moi-même longtemps confondu une drogue et la drogue même si j’ai distingué, de façon inexacte, drogues et drogues illégales / illicites. C’est d’ailleurs la confusion entre « une drogue » et « la drogue » qui explique que tant Jacques Derrida (1989) que Howard Becker (2001) ont estimé que « la drogue » (et non, justement, les drogues) n’existait pas dans la nature ou qu’on ne pouvait pas définir l’objet scientifiquement (Chouvy, 2023). Ainsi, Derrida (1989) a déclaré qu’il n’y avait pas « pour la drogue, de définition objective, scientifique, physique (physicaliste), ‘naturaliste’ » et, d’autre part, « que le concept de drogue est un concept non scientifique, institué à partir d’évaluations morales ou politiques ». Becker et d’autres ont aussi usé sans distinction de l’article indéfini « une » et de l’article défini « la » comme s’ils étaient équivalents sémantiquement, estimant que « drogue » ne correspondait pas à une « catégorie scientifique ou pharmacologique » (Becker, 2001, p. 11-20). La confusion qui existe entre « une drogue » et « la drogue » (Sociologie de la drogue et non des drogues) se double d’ailleurs souvent de celle qui intègre « le potentiel addictif » (Bergeron, 2009 : 4[18]) en tant que caractéristique essentielle dans la définition de ce qu’est une drogue (confusion entre intensions et extensions dans la définition d’un concept) alors que l’addiction n’est clairement pas, pas plus que les valeurs morales, les critères juridiques ou même la dangerosité des substances, un caractère essentiel intrinsèque du concept de drogue (Chouvy, 2023).
Article indéfini et généricité : une drogue est une substance psychotrope mais la drogue est une représentation, un phénomène
En effet, ainsi que l’expliquent Stanojević et Đurić, « on admet que la notion de la généricité s’applique à deux phénomènes distincts, à savoir la référence aux espèces et l’expression d’une propriété générale ou régulière ». Dans le dernier cas, celui de l’expression d’une propriété générale ou régulière, qui nous concerne dans le cas de « drogue », « la généricité provient du rapport entre le sujet et le prédicat (‘généricité au niveau de la phrase’) », prédicat qui « dénote une propriété stable, non-transitoire ». De fait, « la source de la généricité n’est pas ici le syntagme nominal, mais la phrase entière, dite phrase caractérisante ». Mais il convient de noter qu’il n’y a « pas de restrictions quant au type de syntagme nominal pouvant figurer dans les phrases caractérisantes », qu’il s’agisse de noms propres, de définis singuliers et pluriels, ou encore d’indéfinis singuliers. Mais si « une drogue est une substance psychotrope » est clairement une phrase caractérisante, il n’en est à l’évidence pas de même de « la drogue est une substance psychotrope », alors que l’inverse est vrai si l’on parle par exemple de l’alcool ou du tabac : « l’alcool / le tabac est une substance psychotrope » et non « un alcool / un tabac est une substance psychotrope ».
Reste la question de référer à une substance psychotrope non comme à « une drogue » mais à « de la drogue ». Se pose en effet la question, longtemps controversée chez les grammairiens et les linguistes, de l’article partitif (la forme de, ayant été « détournée » de sa valeur initiale de vraie préposition et étant « désormais intégrée au système de l’article ») (Rivara, 2000 : §19). Comme le rappelle Rivara (2000 : §17), « pour Grevisse […], « l’article ‘partitif’ n’est autre chose, pour le sens, qu’un article indéfini » placé devant des noms non-comptables ». Les grammairiens modernes, dont Grévisse, rattachent désormais le partitif à l’indéfini ou « le traitent parfois explicitement comme tel » (ibid.). Ainsi l’article « partitif » « désigne une certaine quantité d’une substance qui est seule identifiée » et « le marqueur de manifeste une seule et même opération, une « extraction-prélèvement » qui, appliquée à un ensemble, livre l’indéfini des et, appliquée à une substance, livre le partitif du (de la). » (Rivara, 2000 : §23). « De la drogue » devrait donc signifier une quantité d’une substance psychotrope mais exprime plutôt dans le langage commun les stupéfiants, donc les substances psychotropes dont la consommation est illégale et, indubitablement, immorale : « c’est de la drogue » ou « il prend de la drogue » diffère en effet de « c’est une drogue ». La nuance peut paraitre subtile, voire insignifiante, mais faire mention d’une géographie, d’une histoire, ou encore d’une sociologie de la drogue diffère de ce qu’impliquent une géographie, une histoire, ou une sociologie des drogues.
Reste à déterminer si drogue est un nom commun comptable ou massif et si le choix des articles indéfini « une » et partitif « de la » a une portée sémantique au-delà de la seule différence de forme syntaxique ? Le nom drogue peut en fait être utilisé tour à tour de façon comptable et de façon massive, donc selon une « approche syntaxique duale », les deux entrées lexicales ayant des significations linguistiques distinctes (Nicolas, 2005 : 13). En effet, on peut dire « j’ai consommé une drogue / un vin » ou « j’ai consommé de la drogue / du vin » mais plus difficilement « j’ai consommé la drogue / le vin », ce qui fait peser la balance, dans le choix de l’article défini ou indéfini, vers ce dernier. D’ailleurs, le fait que l’on dise production, trafic, consommation « de » drogue suggère que drogue est un nom massif, l’article de apparaissant bien « comme la variante de un avec un nom non dénombrable, ou massif. » (Abeillé, Godard, 2021 : 570). Quant au passage du massif au dénombrable qui existe certes avec drogue, il est caractéristique des noms d’objets comestibles (aliments) ou consommables (drogue) : en effet, « l’individualité des objets disparait dans la consommation » (Abeillé, Godard, 2021 : 571).
D’où la distinction entre « une drogue » et « la drogue », et les approximations et confusions sémantiques qui caractérisent le terme « drogue ». In fine, parler de la drogue permet de qualifier certaines drogues, et seulement certaines drogues, selon des critères moraux et, dans une certaine mesure, juridiques, en ignorant de fait les propriétés essentielles ou définitoires de l’objet drogue, sa généricité. La drogue désigne donc en règle générale, dans le langage commun, ces drogues, ces substances psychotropes que certaines représentations socio-culturelles, et notamment morales, ont catégorisées juridiquement en tant que stupéfiants. Tous les stupéfiants sont des drogues et toutes les drogues sont des substances psychotropes. Mais seules les drogues qui sont considérées, à certaines périodes et en certaines juridictions, comme des stupéfiants tendent à être assimilées dans ce que l’on nomme couramment la drogue.
[1] Gérald Darmanin, dans Le Parisien du 6 septembre 2020 : « Gérald Darmanin et Marlène Schiappa : « La France est malade de son insécurité » ».
[2] https://madparis.fr/CFES-La-drogue-c-est-de-la-merde-1986 et https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cab86000719/clip-drogue
[3] Sur LCI, le 14 septembre 2020, repris notamment dans La Voix du Nord (« Gérald Darmanin: « La drogue, c’est de la merde, on ne va pas légaliser cette merde » ») le même jour : « On augmente le prix du tabac parce que c’est mauvais pour la santé, on ne va pas légaliser la drogue à côté. La drogue c’est de la merde, on ne va pas légaliser cette merde. »
[4] Arrêté du 22 février 1990 fixant la liste des substances classées comme stupéfiants.
[5] Bruno Retailleau dans Le Parisien : « Violences à Rennes et Poitiers : Bruno Retailleau menace de frapper les narcotrafiquants « au portefeuille » », 1er novembre 2024.
[6] Premières occurrences françaises du mot « narcotrafiquant » en 1976 et de celui de « narcotrafic » en 1986 (attesté après l’espagnol narcotráfico), d’après Rey (2024 : 2562).
[7] Voir à ce propos : Chouvy, 2016, « The Myth of the Narco-State », et Chouvy, 2004, « Narco-Terrorism in Afghanistan ».
[8] Au sens terminologique de terme, correspondant donc à un concept défini de manière terminologique et non lexicographique.
[9] Selon Jean Delay (psychiatre auteur, avec Pierre Deniker, d’une classification des substances psychotropes validée par le congrès mondial de psychiatrie de 1961), toute « substance chimique d’origine naturelle ou artificielle, qui a un tropisme psychologique, c’est-à-dire qui est susceptible de modifier l’activité mentale, sans préjuger du type de cette modification » : https://www.dictionnaire-medical.fr/definitions/726-psychotrope/ Page consultée le 13 novembre 2024. Le terme « psychotrope » est à préférer pour raisons étymologiques (mais sans obligation grammaticale) à celui de psychoactif, le premier étant formé de deux radicaux grecs (psycho + tropos) et donc plus cohérent que le second, hybride car constitué, lui, de radicaux grec et latin (activus). Les deux termes sont largement considérés comme des synonymes et si le terme « psychotrope » présente le désavantage d’être polysémique (biochimie, pharmacologie, droit), il est très majoritairement privilégié, ainsi que la définition de Delay l’indique.
[10] Désigne un médicament narcotique dès 1588 avant de référer à partir de 1863 à des substances toxiques euphorisantes de type opiacé dont l’usage provoque dépendance et accoutumance (Rey, A., 2024 : 3915). Devient une catégorie légale en 1916 : Chast, 2009 : 301.
[11] Loi no 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses: https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000321402
[12] Ni les opioïdes, ni la cocaïne, ni les dérivés du Cannabis ne figurent parmi les substances psychotropes visées par la Convention de 1971, ce qui rend l’emploi du terme dans le cadre de cette convention problématique. D’où le fait que seule une définition tautologique soit proposée dans le texte de la Convention : « l’expression ‘substance psychotrope’ désigne toute substance, qu’elle soit d’origine naturelle ou synthétique, ou tout produit naturel du Tableau I, II, III ou IV » (article 1.e).
[13] Décision n° 2021-960 QPC du 7 janvier 2022 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2022/2021960QPC.htm
[14] Décision n° 2021-960 QPC du 7 janvier 2022 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2022/2021960QPC.htm
[15] « Le terme ‘stupéfiant’ désigne toute substance des Tableaux I et II, qu’elle soit naturelle ou synthétique » (article 1.j de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961).
[16] Similaire, par exemple, à la définition proposée dans le dictionnaire Le Robert : « Substance toxique (narcotique, euphorisant…) entraînant généralement une accoutumance et un état de stupeur », définition qui ignore la dimension juridique essentielle qu’intègre par contre le CNRTL : « Produit naturel ou synthétique dont l’usage est sévèrement réglementé tant dans sa prescription médicale que dans son emploi, afin de contrôler et d’interdire le trafic de ces produits et leur usage conduisant à la toxicomanie ».
[17] Voir la page consacrée aux stupéfiants et autres substances vénéneuses par l’ANSM : https://ansm.sante.fr/documents/reference/substances-veneneuses-listes-i-et-ii-stupefiants-psychotropes? et la liste des substances classées comme stupéfiants par l’arrêté du 22 février 1990 modifié : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000533085
[18] La proposition selon laquelle « on pourrait aisément convenir d’une définition qui insiste sur les propriétés psychoactives des substances et sur leur potentiel addictif » n’est pas tenable dans le cadre d’une définition par intension du concept de drogue, l’addiction n’étant pas un caractère essentiel intrinsèque permettant de distinguer les drogues ou substances psychotropes mais un phénomène qui ne se limite pas, loin de là, à la consommation de drogues.
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