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L’échec mondial de la lutte antidrogue : quelles leçons pour l’Afghanistan ?

L’échec mondial de la lutte antidrogue : quelles leçons pour l’Afghanistan ?

Pierre-Arnaud Chouvy

EchoGéo
Sur le vif
4 novembre 2008
http://echogeo.revues.org/8813 


Résumé

L’Afghanistan a vu sa production d’opium doubler entre 2002 et 2008, malgré un changement de régime à Kaboul, le soutien politique et l’aide politique et économique de la communauté internationale, et l’adoption de diverses mesures antidrogue. L’histoire du contrôle international des drogues en Asie est riche d’autres nombreux échecs de la lutte antidrogue et témoigne aussi de quelques succès. Autant de leçons dont les autorités afghanes et la communauté internationale pourraient s’inspirer à l’avenir.

Mots-clés

Afghanistan, opium, Asie, histoire, prohibition, éradication, développement


L’augmentation sans précédent de la production afghane d’opium depuis 2002[1] constitue l’un des échecs de la gestion du pays depuis la chute des Taliban en 2001 (Chouvy, 2006). Mais elle est aussi l’un des derniers et plus flagrants échecs de la lutte antidrogue telle qu’elle est menée depuis des décennies, voire près d’un siècle de prohibition mondiale de certaines drogues. En Asie, soixante ans d’interdits nationaux de production d’opium et de campagnes d’éradication démontrent ainsi que la réduction de l’offre (drug supply reduction) est le plus souvent inefficace, sinon contreproductive. De telles mesures sont encore toutefois adoptées ou souhaitées en Afghanistan, en Birmanie, et au Laos (Chouvy, 2005).

Certes, la Chine a supprimé sa production d’opium avec succès lors des années 1950 en associant interdiction et répression, mais il s’agit d’un cas unique rendu possible en grande partie grâce à la ferveur idéologique et nationaliste de l’époque. Si cette suppression a été marquée par une grande violence qui n’en fait pas un modèle à reproduire, elle a aussi été marquée par le recours, même très limité, à des cultures de substitution (Zhou, 1999). Les autres interdits de production d’opium (opium bans) d’Asie, eux, échouèrent très rapidement, principalement pour avoir été imposés de façon hâtive et maladroite, sans préparation ou compensation économique adéquate. En Iran et en Turquie, l’échec des premiers interdits de production fut tel que les gouvernements rétablirent les autorisations de culture du pavot : la prohibition iranienne de 1955 fut révoquée en 1969 et la prohibition turque, imposée graduellement de 1967 à 1972, fut annulée en 1974. Il fallut un régime autoritaire de type théocratique pour supprimer durablement la production iranienne au début des années 1980, dans des conditions mal connues mais vraisemblablement peu recommandables. A la différence de l’Iran, qui produisait quelque 40% de la morphine pharmaceutique mondiale en 1936 (McCoy, 2003 : 468) mais ne fait plus partie des producteurs mondiaux, la Turquie, elle, obtint des instances de contrôle international et des Etats-Unis de redevenir le cultivateur de pavot et le producteur de morphine pharmaceutique qu’elle avait longtemps été (Mansfield, 2001 : 3 ; Dudouet, 2002 : 211).

Le cas du Pakistan est, quant à lui, plus ambigu et démontre, si besoin était, que la suppression durable d’une production agricole de drogues illicites est un processus de longue haleine qu’il ne faut jamais tenir pour acquis. La suppression de la production d’opium y a débuté en 1980 mais n’a réellement porté ses fruits qu’à partir de 1996, moins du fait de mesures de répression que de mesures de développement économique et, surtout, de la croissance de la production dans l’Afghanistan voisin (effet de vases communicants). Cela dit, la production pakistanaise, qui avait chuté de 125 tonnes en 1980 à 5 tonnes en 2002, a repris de façon importante à partir de 2003 (52 tonnes) et restait élevée en 2006 (39 tonnes) (UNODC, 2007). Cette résurgence est passée d’autant plus inaperçue que la production afghane augmentait alors dans des proportions encore jamais vues à l’échelle d’un pays et que les impératifs de la « guerre contre le terrorisme » avaient pris le pas sur ceux de la « guerre contre la drogue », que ce soit en Afghanistan ou au Pakistan (Chouvy, 2004 ; Chouvy, Laniel, 2007). Le cas pakistanais a pourtant longtemps été décrit comme un des rares succès de la réduction de l’offre dans les pays producteurs agricoles de drogues illicites.

L’autre succès, tant aux échelles asiatique que mondiale, est celui de la Thaïlande, où fut mis en place le premier programme international de développement destiné à réduire une production agricole de drogues illicites (Renard, 2001). C’est en 1972 que le développement de cultures de substitution y fut entrepris pour la première fois. Ailleurs, en Chine ou en Turquie, de tels projets avaient accompagné ou suivi des mesures de répression mais ne les avait pas précédées. En Thaïlande, le recours à l’éradication forcée ne vint que bien plus tard, en 1984, une fois que les projets de développement eurent porté leurs fruits. Les limites des cultures de substitution furent toutefois rapidement trouvées, et les années 1980 furent celles des projets de « développement rural intégré » dont les objectifs visaient moins à remplacer une culture par une autre qu’à dégager des revenus alternatifs pour les paysanneries de la drogue. Les années 1990 virent quant à elles l’apparition des projets de « développement alternatif » qui devaient permettre de dépasser les limites conceptuelles et pratiques de la décennie précédente, notamment en apportant des réponses globales au problème de la production agricole de drogues : le développement alternatif n’était ni plus ni moins que la pratique du développement dans des régions de production de drogues illicites. Le succès de la Thaïlande, qui a en grande partie supprimé sa production illicite d’opium depuis le milieu des années 1990, doit toutefois moins au développement alternatif qu’au développement tout court. Le pays, dont la production d’opium n’a jamais été très élevée ni intégrée dans le trafic international, a en effet reçu une très importante aide au développement qui a de loin dépassé celle destinée aux projets labellisés « développement alternatif ». Cette aide au développement a largement joué dans la diminution puis la suppression de la production d’opium, mais le pays a aussi bénéficié du refus de son monarque de recourir prématurément à l’éradication forcée des cultures de pavot.

Les leçons de l’histoire de la lutte contre la production illicite d’opium en Asie n’ont toutefois pas été retenues. Peut-être n’ont-elles d’ailleurs jamais été comprises. Qu’il s’agisse de l’augmentation de la production afghane ou des suppressions accélérées des productions laotienne et birmane, les enseignements des précédents chinois, turc, iranien, pakistanais et thaïlandais n’ont à l’évidence pas été considérés. Le recours à l’éradication forcée (Afghanistan) ou l’imposition du respect d’un interdit de production (régions wa et kokang de Birmanie, Laos) est loin d’avoir disparu lors des années 2000, en dépit du fait que ces mesures ont prouvé leur inefficacité à court ou moyen terme et se sont même souvent révélées contre-productives.

L’éradication, c’est-à-dire la destruction de cultures sur pied, est un moyen de lutte contre les productions agricoles de drogues illicites qui, historiquement, a largement précédé l’apparition de mesures non répressives, tel le développement économique. L’éradication se situe aux antipodes du développement en ce qu’il consiste à détruire une ressource économique alors que le développement, lui, cherche à initier de nouveaux modes et types de production. De fait, l’éradication ne constitue pas seulement une action violente foncièrement inique (elle vise le maillon faible de la production, la paysannerie pauvre, et non les réseaux trafiquants) mais elle se révèle aussi être contre-productive puisqu’elle aggrave les causes même du recours à la production agricole de drogues illicites : la pauvreté et l’insécurité alimentaire. Qui plus est, l’éradication joue directement sur la structuration des prix, d’abord en aggravant les dettes des paysans dont les récoltes ont été détruites, puis en provoquant l’augmentation des prix à la ferme. Ainsi, c’est la contre-productivité de la chute de la production afghane d’opium (2001), provoquée par l’interdit taliban de 2000 (les taliban n’ont pas eu recours à l’éradication, leur « force » de persuasion et quelques compensations ayant suffi), qui explique le regain puis l’explosion de production entre 2002 et 2008. La violence mise à part, les conséquences de l’éradication sont très proches de celles des interdits de production soudains et non compensés économiquement : les deux mesures, non exclusives, sont le plus souvent vouées à l’échec et accroissent la pauvreté qui pousse certaines paysanneries à cultiver du cannabis, de la coca, ou du pavot. En bref, l’erreur des mesures répressives et législatives est d’aborder les productions agricoles de drogues illicites indépendamment de leurs contextes, de confondre causes et conséquences, et donc de traiter des symptômes plutôt que ce qu’ils révèlent. Désormais, la prohibition et l’éradication des cultures illicites sont des échecs avérés, qu’il s’agisse du cannabis marocain, de la coca colombienne ou du pavot afghan (Chouvy, 2008a ; Chouvy, Laniel, 2007).

Mais le développement alternatif n’a guère eu plus de succès, et ses détracteurs sont souvent les avocats de l’éradication. Les raisons de l’échec relatif du développement alternatif sont nombreuses et complexes. Parmi les plus importantes figurent la grande insuffisance de financement des programmes de développement alternatif (fonction des larges priorités données à la « guerre contre la drogue » menée depuis 1971 par les administrations U.S.), le sous-dimensionnement et le caractère trop local des projets de développement, la mauvaise conception des programmes et projets (les praticiens du développement classique ayant longtemps estimé que les productions agricoles de drogues illicites ne relevaient pas de leurs compétences), l’incompétence en matière de développement de l’agence des Nations unies chargée de la lutte contre la drogue (Office des Nations unies contre la drogue et le crime : ONUDC), et enfin le mauvais séquençage des mesures de lutte antidrogue (le recours à l’éradication et, ou, l’imposition des interdits de production contrevenant les effets des projets de développement dont la mise en place est simultanée ou postérieure alors leurs effets ne peuvent se faire sentir qu’à moyen et long terme). A l’instar de l’éradication, le développement alternatif s’est pendant trop longtemps trompé d’objet en cherchant à réduire les productions agricoles de drogues illicites (et en évaluant ses succès ou ses échecs au regard de ces productions) au lieu de chercher à réduire la pauvreté et l’insuffisance alimentaire qui expliquent le recours à ces productions. Mais une nouvelle conception du développement en zone de production agricole de drogues illicites est désormais en train de voir le jour : les objectifs de la lutte antidrogue devraient maintenant inclure le développement de modes de subsistance alternatifs (alternative livelihoods) dont la conception et la mise en œuvre devraient être intégralement constitutives des stratégies et des programmes nationaux de développement. Ces modes de subsistance alternatifs devraient en outre permettre d’apporter des réponses aux causes du recours à la production agricole de drogues illicites et non pas uniquement proposer des revenus alternatifs à la production de drogue (Mansfield, Pain, 2005 : 1-2).

Dans l’Afghanistan post-taliban la question de la production d’opium a été occultée pour des raisons stratégiques par les Etats-Unis jusqu’en 2004, lorsque la situation sécuritaire s’est dégradée au point de finir par entraver la pratique du développement sur une grande partie du territoire. Au risque encore une fois de se tromper de cible en confondant causes et conséquences, motivations et moyens, la suppression de la production d’opium est désormais présentée comme un impératif majeur, l’opium constituant un « mal » absolu dont l’éradication devrait permettre, à en croire certains, de surmonter les écueils de la reconstruction politique et économique du pays : notamment l’insurrection talibane, le terrorisme et la corruption (Chouvy, 2004 ; 2008b). Certes, l’augmentation sans précédent de la production afghane d’opium depuis 2002 a clairement bénéficié de la détérioration sécuritaire provoquée, notamment, par l’insurrection talibane. Mais elle a aussi été rendue possible par le fourvoiement stratégique des Etats-Unis avant 2004[2] et les trop nombreux retards pris en termes de développement économique depuis 2001. Qui plus est, l’Afghanistan a été le théâtre de rivalités politiques (et idéologiques) intenses opposant principalement les partisans du recours à l’éradication forcée (notamment par épandages aériens) aux promoteurs des solutions économiques (« développement alternatif » et promotion des « alternative livelihoods »). Ces rivalités, associées aux refus répétés des militaires occidentaux (tant des Etats-Unis que de l’Otan) de prendre part à toute opération d’éradication forcée, ont elles aussi laissé la production d’opium augmenter sans entrave ni alternative.

L’économie de l’opium pourrait bien être un « mal » temporaire mais inévitable sur la voie de la reconstruction politique et économique du pays. L’Afghanistan figure en effet parmi les pays les plus pauvres et les plus sous-développés qui soient et ne peut se payer le luxe (ni courir le risque socio-politique) de supprimer trop rapidement une production d’opium qui constitue un tiers de son économie. Seules des mesures économiques et, à fortiori, politiques, peuvent, à terme, venir à bout de la production afghane d’opium. La communauté internationale devrait donc favoriser des solutions politiques et économiques, plutôt que militaires, pour résoudre la complexe équation afghane dont la production d’opium n’est qu’une des variables.

Bibliographie

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DUDOUET F.-X., 2002, Le contrôle international des drogues, 1921-1999, Thèse de doctorat de science politique, Université Paris X – Nanterre, U.F.R. des sciences juridiques et politiques, Nanterre.

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MANSFIELD D., PAIN A., 2005, Alternative Livelihoods: Substance or Slogan?, AREU Briefing Paper, October 2005, Kabul.

McCOY A.W., 2003, The Politics of Heroin. CIA Complicity in the Global Drug Trade (Afghanistan, Southeast Asia, Central America, Colombia), New York: Lawrence Hill Books.


[1] La très faible production de 2001, provoquée par l’interdit taliban, ne peut pas décemment être prise en référence : la production était passée de 3300 tonnes en 2000 à 185 tonnes en 2001, avant de remonter à 3200 tonnes en 2002. Un record absolu a été atteint en 2007, avec 8200 tonnes, avant que la production ne baisse légèrement en 2008, avec 7700 tonnes (données UNODC).

[2] Instrumentalisation de commandants afghans profondément impliqués dans le trafic d’opiacés avant que les liens entre économie de guerre et économie de la drogue ne soient subitement dénoncés  par la définition d’une soi-disant menace narco-terroriste et le risque d’apparition d’un soi-disant narco-Etat.

About the author

Pierre-Arnaud Chouvy

ENGLISH
Dr. Pierre-Arnaud Chouvy holds a Ph.D. in Geography from the Sorbonne University (Paris) and an HDR (Habilitation à diriger des recherches or "accreditation to supervise research"). He is a CNRS Research Fellow attached to the PRODIG research team (UMR 8586).

FRANCAIS
Pierre-Arnaud Chouvy est docteur en géographie, habilité à diriger des recherches (HDR), et chargé de recherche au CNRS. Il est membre de l'équipe PRODIG (UMR 8586).

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