Les itinéraires majeurs du narcotrafic en Asie
Pierre-Arnaud Chouvy
In M. Foucher (dir.)
Atlas Asies nouvelles
2002, Paris, Belin pages 172-173
Les itinéraires majeurs du narcotrafic en Asie
L’histoire de l’Asie est depuis quelques siècles marquée par celle de l’économie illicite des opiacés, ces dérivés de l’opium dont la production est permise par la culture de Papaver somniferum L., le pavot à opium. C’est le long des routes de la soie, puis via le commerce maritime chinois, que l’Asie connut vraisemblablement les premières diffusions de la plante depuis l’espace méditerranéen. Mais ce sont les Arabes d’abord, et les Britanniques ensuite, qui jouèrent incontestablement les plus grands rôles dans le développement du commerce de l’opium et de la culture du pavot à travers le continent.
En Asie, le «Triangle d’Or» (stricto sensu les espaces frontaliers contigus de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande) et du «Croissant d’Or» (stricto sensu ceux de l’Afghanistan, de l’Iran et du Pakistan) sont les deux espaces actuels de production illicite d’opium. Certes, des surfaces cultivées en pavot à opium existent également en Inde, où la production est légale puisqu’à usage pharmaceutique, ainsi qu’en Chine et en Asie centrale, mais elles n’ont pas l’importance de celles d’Asie du Sud-Est et d’Asie du Sud-Ouest.
Au sein de ces deux espaces, ce sont la Birmanie et l’Afghanistan qui, jusqu’à la fin du XXe siècle au moins pour le second, ont été les plus importants producteurs illicites d’opium et d’héroïne au monde, le Laos arrivant en troisième position. Les raisons d’un tel développement des économies illégales dans les deux pays sont, certes, multiples et complexes, mais l’on peut toutefois affirmer le rôle primordial qu’y ont joué les conflits armés depuis plusieurs décennies dans la pérennisation de leurs productions.
En Birmanie, où une violence armée perdure depuis l’indépendance acquise en 1948, les tendances les plus récentes ont même été à la diversification des productions illicites, avec l’explosion de celle de méthamphétamine ou, en Thaïlandais, yaa baa.
Ces deux espaces figurent bien sûr au centre de vastes et complexes réseaux de trafic régional et mondial des opiacés. Depuis l’Afghanistan, plusieurs axes du trafic permettent d’exporter le produit des récoltes vers l’Iran et le Pakistan, via les provinces iraniennes du Khorasan et du Seistan va Baloutchistan d’une part, et via la North West Frontier Province (NWFP) et le Baloutchistan pakistanais, d’autre part.
Lorsque ces flux ne prennent pas la direction de la Turquie, de l’Irak, du Caucase ou de l’Inde par voie terrestre, ils rejoignent les ports des côtes iraniennes et pakistanaises et leur important cabotage. Ces voies historiques du trafic mises à part, les opiacés quittent aussi la région par l’Asie centrale dont les frontières ouvertes depuis 1991 sont autant d’exutoires plus ou moins incontrôlables. Le Turkménistan surtout, mais aussi l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, qui partagent tous des frontières terrestres avec l’Afghanistan sont devenus des axes majeurs du narcotrafic régional.
Le cas du Triangle d’or
En Asie du Sud-Est continentale, autour du Triangle d’Or, dont les cultures illicites sont désormais concentrées dans le nord et nord-est de la Birmanie (États shan et kachin), on assiste, avec la manufacture de méthamphétamine, par la United Wa State Army (UWSA) surtout, à une très importante diversification des productions illégales le long de la frontière birmano-thaïlandaise d’une part, mais au Laos également.
La production d’opium dans la région n’est pas plus traditionnelle que celle du yaa baa, n’ayant été développée qu’au XIXe siècle à la suite des migrations et des déplacements de populations depuis la Chine du Sud. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que cette activité agricole prit un réel essor, notamment après l’implosion du parti communiste de Birmanie en 1989, qui provoqua un doublement de la production en quelques années et permit l’émergence d’armées narcotrafiquantes telles que la UWSA.
Les axes du trafic de drogues illicites sont, historiquement, ceux du commerce des opiacés qui emprunte depuis le XIXe siècle les sentiers muletiers des collines et montagnes de la région. La voie royale de ce trafic a longtemps été celle qui exploitait la porosité de la frontière birmano-thaïlandaise pour rejoindre le port d’exportation de Bangkok et, de là, les centres de réexportation et de consommation de Macao, Hong Kong, l’Australie et les États-Unis, où est destinée l’héroïne n° 4 dite « China White ». Mais, la lutte antidrogue menée en Thaïlande et l’ouverture de la frontière sino-birmane du Yunnan au commerce ont permis, sinon encouragé, une importante diversification et complexification des flux au début des années 1990. Les anciennes routes de l’opium, passant notamment par Baoshan, étaient ainsi de nouveau exploitées, devenant celles de l’héroïne et, également, celles de la diffusion du VIH/sida. Toujours parmi ces axes orientaux figurent ceux qui, récemment certes mais de façon croissante, empruntent les routes, fluviales notamment, du Laos, exploitant ainsi doublement son caractère d’État enclavé.
Mais il existe également d’autres voies du narcotrafic d’origine birmane, là aussi surtout depuis les années 1990. L’Inde du Nord-Est, avec sa longue frontière birmane, tracée au milieu de reliefs difficilement contrôlables, et exploitée de chaque côté par de nombreuses rébellions armées, est devenue un axe important de ce trafic qui, là comme en Chine du Sud, est accompagné par la plus importante épidémie de VIH/sida que connaisse l’Union indienne.
À l’échelle continentale enfin, on peut observer que les exportations d’opiacés du Croissant d’Or suivent majoritairement des flux est-ouest, opposés donc à l’orientation ouest-est de celles du Triangle d’Or. De fait, les opiacés afghans alimentent très largement les marchés russes et européens, alors que ceux de Birmanie sont consommés avant tout en Chine, en Australie et en Amérique du Nord.