La frontière, interface des trafics dans le Triangle d’or
Pierre-Arnaud Chouvy
Géographe chargé de recherche au CNRS (Prodig)
L’Espace Politique [En ligne], 24 | 2014-3.
http://espacepolitique.revues.org/3171
DOI : 10.4000/espacepolitique.3171.
Résumé
Production et trafic de drogues se développent depuis plusieurs décennies dans l’espace dit du Triangle d’or, au cœur des hautes terres de l’éventail nord-indochinois : de la contrebande d’opium au trafic d’héroïne et de méthamphétamine. La région, espace altitudinal, périphérique et marginal, polyethnique et interétatique de production illégale d’opium et de méthamphétamine, apparaît aussi complexe que les trafics qui y ont cours. Routes, frontières et autres discontinuités spatiales fournissent la trame du trafic de drogue et, dans une certaine mesure, des conflits et de la lutte antidrogue qui rendent les activités illégales possibles et rentables.
Mots-clés
drogue, route, trafic, frontière, discontinuités, ensembles spatiaux.
Introduction
L’histoire de la région témoigne de la façon dont l’émergence de l’Etat-nation et de ses multiples réglementations a directement affecté certains commerces en les rendant illégaux, ne serait-ce qu’en restreignant les libertés de mouvement et donc les échanges commerciaux en imposant des frontières internationales en lieu et place de zones frontières historiques (Ispahani, 1989, Thongchai Winichakul, 1994, Walker, 1999). En effet, une frontière, de par sa définition et son processus de délimitation, modifie la nature même de tout commerce traditionnel ayant précédé son imposition. En conséquence, nombre d’échanges commerciaux qualifiés de trafic ou de contrebande ne sont rien d’autre que des échanges commerciaux traditionnels devenus illégaux.
Ce n’est qu’au XIXe siècle que les frontières linéaires commencèrent à être imposées en Asie du Sud-Est, les pouvoirs coloniaux cherchant à délimiter leurs possessions ou à circonscrire leurs zones d’influence en surimposant des frontières internationales à des axes commerciaux transfrontaliers et donc en transformant des zones d’échange en zones de séparation. Bien sûr, l’imposition des frontières et des restrictions de mobilité qu’elles impliquent a rendu le franchissement illégal des frontières et la violation des lois afférentes hautement lucratifs tant pour les marchands traditionnels devenus trafiquants ou contrebandiers que pour les criminalités préexistantes ou nouvellement constituées. La création de la frontière moderne a donc fait des zones frontalières des lieux propices aux activités illégales. En effet, la frontière engendre l’illégal dès lors que, selon les mots de l’anthropologue Janet Roitman, « la transgression est productive » (Schendel, Abraham, 2000).
Il convient ici de noter que contrebande et trafic sont des pratiques consubstantielles au commerce, dont elles font bien sûr partie intégrante, et qu’elles prennent de l’importance au gré du renforcement ou de la multiplication des régulations et taxes commerciales. En Asie du Sud-Est continentale, la contrebande se développa ainsi tout particulièrement dans le contexte colonial des tarifications douanières imposées par les Britanniques et les Français. L’anthropologue Andrew Walker rapporte les propos du voyageur et explorateur Sidney Legendre qui, en visite à Louang Prabang en 1936, expliquait que les frais de douane imposés par les Français sur les importations au sein de leurs possessions indochinoises avaient fait de la contrebande une des activités des plus rentables. Le même Legendre expliquait aussi que la contrefaçon était déjà très développée et que les contrebandiers chinois importaient de Chine de piètres copies de biens de consommation anglais, français et américains (Walker, 1999: 49). Quant à la contrebande d’opium, elle précéda le trafic d’opium, les monopoles coloniaux britannique, français et même siamois de l’opium en interdisant tout commerce indépendant et rendant son commerce illégal particulièrement lucratif. Les caravaniers yunnanais furent de grands contrebandiers d’opium chinois vers la Birmanie (où les Britanniques ne vendaient, à prix fort, que de l’opium issu de leur possessions indiennes), le Siam, ou l’Indochine française (Walker, 1999 : 49 ; McCoy, 1972 ; Maule, 1992).
L’évolution du trafic de drogue, dans la deuxième moitié du XXe siècle, a contribué à l’émergence de nouvelles routes commerciales et, surtout, au renouveau de certaines routes un temps tombées en désuétude, à l’instar de celles qui furent utilisées par les guérillas communistes. D’autres routes ne furent quant à elles jamais abandonnées, notamment par les caravaniers traditionnels que sont les Haw de Thaïlande et les Hui (Panthay) de Birmanie dont certains sont depuis longtemps très actifs dans le trafic de drogue et qui utilisent encore aujourd’hui les routes que leur aïeux empruntaient à la fin du XIXe siècle (Forbes, 1986 ; Chouvy, 2002 ; Chouvy, Meissonnier, 2004).
Le Triangle d’or : opium et méthamphétamine
A l’échelle commerciale, la production illégale d’opium est somme toute récente dans le Triangle d’or : elle s’y est développée de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1990 (la Birmanie perd sa place de premier producteur illégal en 1991 au « profit » de l’Afghanistan, selon les Nations unies), avant que la Thaïlande d’abord et le Laos ensuite ne réduisent fortement leurs superficies cultivées en pavot. La baisse de la production d’opium dans la région a toutefois été de courte durée, la Birmanie et le Laos voyant leurs récoltes augmenter de nouveau au milieu des années 2000 (les superficies cultivées, véritable indicateur du manque de contrôle politico-territorial des Etats concernés, doublant presque entre 2006 et 2010) (UNODC, 2011 : 60). Dans le même temps, la Birmanie est devenue l’un des tous premiers producteurs de méthamphétamine au monde, sinon le plus important, incitant le département d’Etat des Etats-Unis à parler d’une transformation du Triangle d’or en un « Ice Triangle », de l’un des noms américains donnés à la méthamphétamine (appelée yaa baa en Birmanie, au Laos, et en Thaïlande) (Chouvy, 2002 ; 2004 ; 2009 ; United States Department of State, 2008 : 278 ; Wyler, 2010: 8 ; UNODC, 2010a). Pour autant, si l’appellation de Triangle d’or a pu avoir un sens lorsque de l’opium était produit illégalement en Birmanie, au Laos et en Thaïlande (l’opium y étant originellement payé en or[1]), celle de « Ice Triangle » n’en a pas vraiment dès lors que la Birmanie est de très loin le principal producteur de méthamphétamine et qu’aucun triangle n’a donc lieu d’être en la matière.
Certes, de la méthamphétamine est aussi produite en Thaïlande et au Laos, mais dans des proportions bien moindres. C’est d’ailleurs aussi le cas dans tous les autres pays d’Asie du Sud-Est continentale (Singapour excepté) où consommation et saisies ont fortement augmenté ces dernières années (UNODC, 2010a). Ne serait-ce qu’en Birmanie 24 millions de pilules de méthamphétamine ont été saisies en 2009, soit quelque vingt-trois fois plus qu’en 2008. C’est moins qu’en Thaïlande (26,6 millions) ou qu’en Chine (40,5) mais d’autres pays, comme le Laos, où les saisies ont été nettement moindres (2,3), ont quand même vu celles-ci doubler en un an (UNODC, 2010a : 11). Les saisies d’héroïne ont d’ailleurs elles aussi augmenté, de plus de 2000 % entre 2008 et 2009 (de 57 kg à 1270 kg) dans le seul nord de la Thaïlande, au plus près, donc, de la production birmane, et de plus de 50 % dans toute l’Asie-Pacifique, principalement en Chine et en Birmanie (Fuller, 2009 ; UNODC, 2010a : 2).
Une telle augmentation des saisies ne serait toutefois pas due à un renforcement ou à une efficacité accrue des contrôles, selon Gary Lewis, représentant de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) pour l’Asie-Pacifique. Elle serait plutôt due, de l’avis de nombre d’observateurs et de professionnels de la lutte antidrogue, à une augmentation de production déclenchée par l’ordre donné en avril 2009 par la junte birmane (avant donc qu’elle ne s’auto-dissolve en mars 2011) à divers groupes ethniques autonomistes d’intégrer leurs troupes à celles d’un programme de gardes-frontières (BGF : Border Guard Force) contrôlé par Naypidaw (nouvelle capitale birmane depuis 2005). Le refus de la majorité de ces groupes (notamment Kokang de la MNDAA, Wa de l’UWSA, Kachin de la KIA, Shan de la SSA-N et de la SSA-S), puis l’assaut donné par l’armée birmane contre l’un d’eux (Kokang) en août 2009, auraient encouragé ceux d’entre eux jouant un rôle dans la production et le trafic d’opiacés et, ou, de méthamphétamine à écouler tout ou partie de leurs stocks (héroïne et, ou, méthamphétamine) ou même à augmenter leur production (méthamphétamine) afin de financer l’augmentation de leurs arsenaux.
La « démocratisation » du régime birman n’a en effet pas mis un terme aux offensives et exactions, principalement contre les Shan de la SSA-N (depuis avril 2011) et les Kachin (depuis juin 2011) (Human Rights Watch, 2012 ; Boucaud, 2012). La volonté de création d’une BGF et la forte résistance des groupes autonomistes visés illustrent deux aspects fondamentaux de la problématique politico-territoriale birmane, centrée autour de la question frontalière : la remise en cause de cessez-le-feu temporaires par définition témoigne tant de la permanence de la question ethnique que de celle des rivalités exercées autour du contrôle des commerces transfrontaliers.
De fait, l’espace dit du Triangle d’or, dont les réalités et les dimensions ont considérablement varié au cours des dernières décennies, a émergé tant à travers la production de drogue et les trafics en tout genre qu’à travers différents conflits armés dont certains perdurent encore aujourd’hui (Chouvy, 2002). Une forte synergie drogue sous-tend en effet depuis longtemps les évolutions du Triangle d’or et de ses trafics. Qui plus est, la production illégale et le trafic de drogue d’une part, et les conflits d’autre part, sont rendus d’autant plus complexes par leur inscription dans le cadre géographique et politique particulier du Triangle d’or : celui d’un espace polyethnique et interétatique, donc frontalier. L’espace du Triangle d’or a en effet émergé à l’intersection d’ensembles spatiaux multiples de différentes échelles et natures, profitant de nombreuses discontinuités spatiales. Les frontières internationales, faisant notamment office de fronts de la guerre contre la drogue, ne sont d’ailleurs pas les moindres de ces discontinuités. En fin de compte, il apparaît que les caractéristiques de la région, qui sont autant de contraintes pour les Etats, ont été exploitées favorablement par différents acteurs, qu’ils soient producteurs d’opium, trafiquants, rebelles autonomistes et, ou, communistes, ou tout cela à la fois.
Le Triangle d’or, espace polyethnique et interétatique
L’Asie du Sud-Est continentale est caractérisée, au même titre que d’autres régions mais peut-être de façon plus significative, par l’imbrication et la superposition d’ensembles spatiaux multiples et variés[2] : des ensembles spatialement délimités et de tailles différentes qui peuvent être définis et caractérisés par différentes variables, qu’elles soient physiques, économiques, culturelles, sociales, linguistiques, politiques ou encore territoriales. En effet, lorsque l’on considère le cas des hautes terres de l’éventail nord-indochinois, le phénomène apparaît de façon très nette et dans toute sa complexité. Ici, une approche multiscalaire permet de distinguer une multitude d’aires ethniques, nationales, étatiques, religieuses et linguistiques dont l’enchevêtrement, l’imbrication et la superposition déterminent une richesse et une complexité quasiment inégalées dans le reste du monde. Rappelons que Georges Condominas caractérisait la cartographie ethnolinguistique de l’Asie du Sud-Est de « tableau tachiste » (Barrau J., Bernot L., Chiva I., Condominas G., 1974 : 10).
C’est au sein de chacun des trois Etats qui abritent chacun une partie du Triangle d’or historique, la Birmanie, le Laos et la Thaïlande, que l’on trouve les ensembles spatiaux parmi les plus nombreux et les plus variés. Ceux-ci relèvent de catégorisations nationales ou citoyennes (Birmans (Burmese), Thaïlandais, Laotiens, Chinois d’outre-mer) ; ethniques ou ethnolinguistiques (Palaung-Wa pour les austro-asiatiques, Shan, Lao et Thaï pour le groupe taï-kadaï, Hmong pour les miao-yao, Akha, Lisu et Birman (Burman) pour les tibéto-birmans, eux-mêmes partie, avec les Karen, des sino-tibétains) ; religieuses (animisme, bouddhisme, brahmanisme, christianisme, islam) ; ou encore économiques (niveaux de développement, ressources naturelles, industrialisation, structures agraires), démographiques (faibles et fortes densités et croissances), sociales (modes de production, structures sociales, représentations territoriales et identitaires), et bien sûr politiques (dictature militaire en Birmanie, à priori en voie de « démocratisation », monarchie constitutionnelle rythmée par les coups d’Etat militaires en Thaïlande, régime communiste à parti unique au Laos).
Le Triangle d’or historique peut donc être défini comme un espace altitudinal, périphérique et marginal (du point de vue étatique), polyethnique et interétatique de production illégale d’opium. Cet espace à géométrie variable, ainsi que les expansions et contractions historiques des cultures de pavot l’ont montré, est surimposé à de nombreux et divers ensembles spatiaux dont la réunion, la conjonction et même l’opposition en font la nature et la spécificité. Le Triangle d’or est donc caractérisé par de nombreuses discontinuités spatiales associées les unes aux autres et révélées par la circulation et les échanges des groupes humains. C’est en effet par le jeu des acteurs que des discontinuités statiques contraignantes (caractéristiques topographiques et biogéographiques surtout) ont été exploitées de façon positive, générant ainsi des discontinuités dynamiques endogènes et exogènes (caractéristiques ethniques et nationales, économiques, politiques et organisations politico-territoriales) (Gay J.C., 1995 ; Brunet R., 1967). C’est donc d’un espace dont il s’agit ici et non d’un territoire (unique) comme on pourrait le penser de prime abord: de nombreux et instables territoires sont en effet une des caractéristiques premières du Triangle d’or.
Ce sont la production illégale et le trafic d’opiacés qui font du Triangle d’or un ensemble spatial à part entière, même si son appellation procède plus du phénomène des représentations que d’une réalité géographique précisément délimitable et cartographiable ou d’une réalité historique pérenne. Le Triangle d’or ne constitue pas un territoire, ni n’est composé d’un seul et unique territoire, puisqu’il est déjà surimposé aux entités politico-territoriales des Etats et à leurs frontières institutionnalisées. Quant aux territoires étatiques auxquels le Triangle d’or est surimposé, s’ils apparaissent comme les plus reconnus internationalement car les plus institutionnalisés, les autres types de territoire, issus de différents processus et degrés de territorialisation, sont tout aussi ancrés dans l’espace, sinon parfois plus. Ces territoires alternatifs peuvent même, dans certains cas, mettre en péril l’intégrité territoriale des Etats.
Ainsi, par le conflit, les narcotrafiquants s’approprient et se soustraient même des territoires, des régions de culture du pavot, des lieux de transformation de l’héroïne ou des couloirs d’exportation de leurs productions. Le Triangle d’or, en tant qu’espace surimposé à des espaces et territoires pluriels plus ou moins achevés, est donc d’autant plus l’objet de rivalités de pouvoirs et sujet à de nombreux rapports de forces. Les productions illégales y sont en effet rendues possibles en partie par cette agrégation, cette superposition discordante de multiples ensembles spatiaux qui tendent à s’inscrire de façon territoriale et à donner corps à autant de pouvoirs et contre-pouvoirs. L’espace du Triangle d’or est donc autant caractérisé par ses productions illégales que par ces territorialisations multiples. Les routes du trafic s’inscrivent elles aussi dans ces logiques territoriales, au gré de l’ouverture ou de la fermeture des frontières internationales.
Trafics, routes et antiroutes
La route, la piste, le chemin, les axes de communication quels qu’ils soient et où qu’ils se situent (fond de vallée sèche, flanc de colline, crête, route fluviale ou terrestre), constituent des objets d’étude primordiaux du narcotrafic puisque les acteurs de celui-ci en dépendent et les exploitent. La route est à ce titre un objet tout autant géographique que politique en ce qu’elle est créatrice, génératrice d’accès. L’accès est bien sûr une composante fondamentale de la production et du transport de drogue dès lors que les régions de production se définissent géographiquement par leur relative inaccessibilité et leur enclavement. La route est donc ce moyen d’accès, ce lien physique, ce support de la communication et du transport qui permet de relier les lieux de production et de consommation, grâce à son utilisation par des réseaux de relation, par des associations commerciales et politiques entre les divers acteurs du narcotrafic.
La production et le transport de drogue sont rendus possibles par un équilibre entre inaccessibilité et accessibilité, car si l’isolement géographique de la région de production est nécessaire (pour des raisons de sécurité et de viabilité d’une activité illicite a priori dissimulée), son accessibilité est également impérative. Mais l’accès, condition sine qua non de l’exportation, doit toutefois être limité dès lors que la difficulté d’accès constitue un avantage majeur de localisation des espaces de production. La route doit donc correspondre, dans ce cas précis, à ce que Mahnaz Ispahani appelle, dans son étude des politiques de l’accès en Asie, une « antiroute », c’est-à-dire tout ce qui peut contraindre, entraver ou restreindre l’accès, de façon « naturelle » (« antiroute naturelle » ou obstacle naturel à la circulation) ou « artificielle » (« antiroute artificielle » ou entrave anthropique à la circulation) (Ispahani, 1989 : 2).
Ainsi, les accidents du relief, les conditions climatiques, les régulations frontalières et tarifaires du commerce international, les conflits qui imposent des limites au mouvement, que ce soit celui des biens ou des personnes, sont des antiroutes. Dans le cas du trafic de drogue comme dans celui de tout autre trafic illicite, le trafiquant tourne alors à son avantage les risques et inconvénients de l’antiroute puisqu’elle lui procure une certaine forme de sécurité (faible contrôle policier et douanier) et qu’elle justifie des prix élevés. Mais la route et l’antiroute fournissent également une clé d’analyse pour l’étude de l’émergence et de la pérennité des espaces de production illicite à travers ce qu’elles représentent pour les Etats et les autres acteurs du système international[3]. La route a une double compétence, géographique et politique, en ce que son rôle géographique et sa dimension politique sont définis, entre autres, par l’équilibre instable de la relation entre le développement (économique) et la sécurité des Etats (Ispahani, 1989 : 4, 10).
La fermeture puis la réouverture des axes routiers entre la Birmanie et la Chine d’une part, et la Birmanie et l’Inde d’autre part, procèdent ainsi directement de cet équilibre instable qui caractérise les relations développement – sécurité des Etats. Si la tendance qui prévalait jusqu’à la fin de la Guerre froide était celle qui consistait à favoriser la dimension sécuritaire de la route, à partie de la décennie 1990 on a pu voir la route l’emporter sur l’antiroute, ce qui a notamment permis un accroissement important du trafic de drogue. La route peut donc être un outil stratégique, politique et commercial, un vecteur d’intégration, de la même façon que l’antiroute est un moyen d’isolement et d’exclusion. La route, ici en l’occurrence celle du narcotrafic, est donc un objet d’étude géopolitique particulièrement important en ce qu’elle conditionne et révèle les relations de pouvoir qui existent d’une part entre les centres et les périphéries des Etats et, d’autre part, entre différents Etats du système international.
L’évolution des anciens itinéraires du narcotrafic des espaces actuels du Triangle d’Or et du Croissant d’Or[4] et de celles de leurs périphéries respectives peut illustrer ce qu’Ispahani décrit à propos des routes en général. En étudiant l’évolution des routes et des antiroutes dans le temps, explique Ispahani, il est possible d’évaluer la transition qui s’est opérée depuis les questions impériales de commerce et de stratégie à celles, postimpériales, de développement et de sécurité (Ispahani, 1989 : 6). Certains des itinéraires du narcotrafic du Triangle d’or empruntent donc des routes historiques, comme d’autres qui ne sont apparues que récemment (Chouvy, 2002). Le rôle qu’a pu jouer le narcotrafic dans la pérennité ou dans la réutilisation et même dans la création des routes varie selon leur type et selon les périodes et les régions considérées. Mais au début du XXIe siècle, le narcotrafic exploite désormais tous les axes de communication, en précédant parfois le transit de biens licites de consommation pour lequel certaines infrastructures ont initialement été mises en place. Ainsi, les projets de développement d’infrastructures de communication qui existent depuis l’Asie centrale jusqu’à l’Asie du Sud-Est et la Chine, la transformation d’antiroutes en routes, menacent d’accentuer le narcotrafic qui, depuis longtemps déjà, les y a précédés.
La frontière, interface des trafics
Comme dans le cas de la relation dialectique qui existe entre routes et antiroutes, la frontière, ou la division qu’elle représente dans l’espace physique et juridique[5], détermine la nature de l’espace considéré, en l’occurrence frontalier. En effet, la frontière ne doit pas être réifiée, mais doit être considérée comme tout ou partie de l’enveloppe linéaire d’ensembles spatiaux de nature politique, dans le cadre desquels on décidera que, selon les circonstances, la frontière sera fermée ou ouverte, la ligne perméable ou étanche (Foucher, 1991 : 45). Si l’imposition d’une frontière a une influence sur l’espace qu’elle divise, sur ceux qu’elle sépare, ceux-ci, selon leur nature physiographique, démographique, économique comme politique, peuvent également déterminer la nature de la frontière[6]. Elle peut être ouverte ou fermée et laisser passer ou s’opposer au passage de flux divers et variés, légaux et illégaux. Ainsi, comme le remarque J.R.V. Prescott, la frontière doit être considérée dans le contexte des Etats qui la flanquent, en ce que la ligne-frontière et la région-frontière influencent le paysage dont elles sont parties constituantes et les politiques de ces mêmes Etats (Prescott, 1965 : 90)[7]. Si l’ouverture ou la fermeture d’une frontière relève de la décision de l’Etat, son respect, en particulier celui de sa fermeture, dépend donc plus des espaces frontaliers et étatiques qui la flanquent et des populations qui y demeurent.
Dans des espaces de production illicite comme celui du Triangle d’or, les frontières étatiques, comme les routes, sont souvent fermées pour interdire le développement de flux illégaux de produits illégaux (et même légaux dans le cas de la contrebande). La volonté d’interdiction d’accès, unilatérale ou non, comme le contournement des mesures adoptées dans ce but, résultent alors ici des caractéristiques fondamentales des espaces concernés. Ainsi, c’est une logique similaire à celle des relations existant entre la route et l’antiroute qui se vérifie de nouveau dans le cas des frontières. Les acteurs du Triangle d’or exploitent donc l’existence et la nature des frontières étatiques auxquelles les deux espaces sont surimposés. Les frontières peuvent en effet être d’autant plus exploitées qu’elles sont la matérialisation de véritables discontinuités spatiales. C’est la non-homogénéité de l’espace (ici particulièrement du point de vue économique, politique et juridique), confirmée, augmentée ou créée par l’imposition de frontières, qui fait que toute discontinuité spatiale, séparant et unissant, appelle au passage, au franchissement, à la mise en valeur des différences. C’est précisément d’une organisation de l’espace basée sur la mise en valeur et l’exploitation des discontinuités spatiales, des frontières et des antiroutes, qu’a procédé l’émergence du Triangle d’or.
Mais les frontières étatiques ne sont pas les seules discontinuités spatiales à présenter une réelle pertinence lors de l’analyse de l’espace du Triangle d’or. Nous l’avons dit, celui-ci peut en effet être appréhendé à travers la superposition discordante de multiples ensembles spatiaux aussi distincts que variés, comme à travers la grande richesse de ses niches écologiques et économiques. Ces ensembles spatiaux et ces niches présupposent au moins autant de discontinuités spatiales, plus ou moins matérialisées et inscrites dans l’organisation de l’espace, qui peuvent être par exemple les limites des terroirs, des territoires, ou encore des espaces de relation : ainsi un enchevêtrement de discontinuités compose l’espace géographique (Gay, 1995 : 41) et tout particulièrement celui du Triangle d’or. En effet, des discontinuités spatiales majeures apparaissent dans l’organisation de l’espace de la région où les basses terres irriguées des riziculteurs sont celles où sont installés les centres de pouvoir étatique et économique ; et où les collines et les montagnes réunissent les cultures de pavot des groupes tribaux. Elles n’opèrent donc pas seulement sur un plan horizontal mais également sur un plan vertical (Taillard, 1995 : 164). Les discontinuités spatiales sont nombreuses et peuvent n’apparaître que dans la gradation et la progressivité de la transition entre les différents espaces. Il en est ainsi par exemple des différences démographiques, économiques et politiques que l’observateur attentif peut déceler dans l’organisation de l’espace : les infrastructures de communication et les équipements médico-sociaux en sont des témoignages qui trompent rarement.
Les discontinuités spatiales sont donc constitutives de la nature et de l’organisation de l’espace du Triangle d’or. En effet, les frontières, discontinuités spatiales par excellence, ont souvent été, et sont encore parfois en certains segments de leur tracé, de véritables fronts, c’est-à-dire les lignes d’affrontement, des lignes de position occupées face à l’ennemi[8]. Mais, par rapport à l’acception originale du terme, les fronts ont changé. Ils ont subi l’évolution inverse de celle des frontières et des zones frontières : les zones frontalières de transition, non démarquées et délimitées, qui unissaient les différents espaces politiques d’Asie du Sud-Est continentale par exemple, sont devenues des lignes frontières, reconnues par des traités internationaux (même si les frontières en questions ne sont pas encore complètement délimitées). Les fronts militaires, eux, ne serait-ce qu’avec les tirs d’artillerie lourde et les frappes aériennes, ont acquis une profondeur que les frontières ont perdue, même si les fronts militaires restent nombreux en Birmanie. Et cela est désormais d’autant plus vrai des fronts de la lutte contre la drogue (ou, ici ou ailleurs, contre le terrorisme) dont les acteurs ne reconnaissent parfois même plus dans la frontière une limite effective de juridiction.
Certaines parties des frontières qui séparent les pays constitutifs des espaces du Triangle d’or ont été tournées en de véritables fronts de la guerre contre la drogue. Mais la constitution de la frontière en un tel front matériel n’a toutefois pas empêché à la lutte antidrogue (et donc au front) d’atteindre une profondeur territoriale d’échelle nationale. En effet, la lutte contre le narcotrafic, si elle commence véritablement aux frontières des Etats concernés, et même si elle se trouve de plus en plus militarisée dans les faits comme dans les discours (« guerre à la drogue », « menaces sécuritaires »), n’en reste pas moins une action qui s’exerce sur tout l’espace des entités politico-territoriales concernées ; d’un bout à l’autre du pays, d’une frontière à une autre. Dans et pour les pays concernés, le front de la guerre contre la drogue, s’il commence et finit certes aux frontières interétatiques, est donc surtout caractérisé par sa profondeur territoriale. Il relève plus de la surface que de la ligne et se rapproche donc plus de la frontier que de la boundary, celle-ci n’étant de toute façon jamais aussi étanche et respectée que les acteurs étatiques le voudraient. Dans le contexte du narcotrafic, la notion de front est plus une représentation instrumentalisée par les acteurs des sphères politiques et sécuritaires, qu’une réalité pratique et opératoire. La multiplication et la diversification des itinéraires du narcotrafic dans et autour des espaces transfrontaliers du Triangle d’Or nous le montrent.
Les routes du narcotrafic [9]
Depuis le début des années 1990, le Triangle d’or a vu la production d’opium et de méthamphétamine se concentrer essentiellement en Birmanie et les routes du narcotrafic se multiplier. De nouveaux itinéraires ont émergé et de nombreuses routes tombées en désuétude ont été réutilisées, à l’instar des anciennes pistes des guérillas communistes. D’autres routes, enfin, n’ont jamais réellement cessé d’être utilisées et se sont maintenues, en particulier les pistes muletières des Haw. La Thaïlande constitue toujours le principal nœud de communication du narcotrafic du Triangle d’or, même si le pays a largement perdu son statut de voie royale. En effet, d’autres pays de la région, la Chine, l’Inde, le Laos, le Cambodge et le Vietnam connaissent une recrudescence progressive et régulière du transit d’opiacés et de méthamphétamine sur leur territoire, notamment en conséquence du renforcement de la lutte antidrogue thaïlandaise. On assiste, depuis le début des années 1990, à une diversification et une complication des itinéraires du trafic, via le Laos et le nord-est thaïlandais par exemple, mais aussi par le Cambodge – le territoire cambodgien permettant d’introduire de la méthamphétamine birmane en Thaïlande, toujours via le Laos. Depuis la fin des années 1990, le Laos subit également les flux grandissants du trafic de méthamphétamine en provenance de Thaïlande.
La frontière occidentale de la Thaïlande avec la Birmanie, dont moins de 60 kilomètres sur 1 800 au total ont été démarqués, reste au cœur des flux ininterrompus de drogues d’origine birmane et, récemment, surtout de méthamphétamine. Des quantités croissantes d’héroïne et de méthamphétamine sont aussi désormais acheminées, depuis le nord-est birman et via le fleuve Irrawaddy, vers Rangoun, d’où de petits navires relaient les cargaisons jusqu’à la côte. De là, la drogue peut rejoindre les eaux internationales en mer d’Andaman avant d’être livrée sur la côte thaïlandaise. Elle est ensuite réacheminée par voie terrestre vers Bangkok, la Malaisie ou Singapour.
La Thaïlande ayant quasiment supprimé sa production d’opium au cours des années 2000 et le Laos ayant fortement réduit la sienne (même compte tenu des récentes augmentations), c’est la Birmanie, qui a aussi vu sa production chuter, qui reste de loin le premier producteur d’opiacés de la région[10]. Le pays a vu ses itinéraires du narcotrafic modifiés à la suite du durcissement des dispositifs de lutte antidrogue thaïlandais et chinois. C’est notamment pour cette raison, mais aussi parce que les conflits locaux y rendent tout contrôle difficile, que l’Inde du Nord-Est (1 463 km de frontière avec la Birmanie) a vu les flux d’héroïne birmane augmenter à partir des années 1980 et surtout 1990. Les premiers mouvements d’importance observés dans la réorientation des flux d’héroïne birmane se sont manifestés à partir de 1991, vers et depuis Mandalay, deuxième ville et nœud de communication central du pays. En 1992, six laboratoires d’héroïne étaient installés pour la première fois dans l’ouest du pays, dans les États Chin et de l’Arakan directement contrôlés par l’armée birmane régulière. Si, en Inde, les saisies sont peu importantes et ne reflètent pas l’intensité du trafic, l’explosion brutale de l’épidémie de VIH y témoigne, quant à elle, de l’émergence de ce nouvel itinéraire de l’héroïne. L’héroïne birmane qui atteint le nord-est de l’Inde n’y est toutefois pas entièrement consommée : elle prend la route de Calcutta, Bombay, Delhi, Madras ou encore Bangalore, via Dispur, la capitale de l’Assam, véritable porte communicante du Nord-Est avec le reste de l’Union indienne.
La Chine, quant à elle, connaît le narcotrafic d’origine birmane depuis plus longtemps que l’Inde, ne serait-ce que grâce aux excellentes relations commerciales et militaires que les deux pays entretiennent, surtout depuis la fin des années 1980. La dissolution du Parti communiste de Birmanie (PCB), les massacres de Rangoun et de Sagaing en 1988, la prise du pouvoir par la junte militaire birmane et la répression chinoise de Tiananmen ont alors rapproché deux régimes autoritaires fortement critiqués par la communauté internationale. C’est d’ailleurs surtout depuis 1989 et la création de l’UWSA, lors de la dissolution du PCB, que la « route de Birmanie », route historique de grande importance économique et stratégique, canalisa des exportations de plus en plus importantes d’héroïne birmane vers et via la Chine. Mais les itinéraires chinois du narcotrafic sont susceptibles d’avoir été remis en service dès l’ouverture économique chinoise de 1978. Baoshan, un ancien nœud yunnanais du trafic de l’opium du XIXe siècle de la route de Birmanie, a en tout cas vu le trafic se développer dès 1985. La forte présence chinoise en Birmanie, le rôle important des Chinois dans le trafic et l’attraction puissante de Hong Kong et de Taïwan sur les flux d’héroïne ont également joué en faveur du développement de l’itinéraire chinois, qui, d’après les saisies, draine désormais vraisemblablement la majorité de l’héroïne birmane (et, semble-t-il, une partie croissante de l’héroïne afghane).
Depuis les années 1980 et surtout 1990, le Triangle d’or a donc connu une très importante tendance à la diversification et à la multiplication des itinéraires du narcotrafic. L’augmentation de la production birmane d’opium pendant cette période d’une part, la lutte efficace de la Thaïlande contre les activités trafiquantes (notamment par sa police et son armée, acteurs historiques du trafic d’héroïne[11]) d’autre part, et enfin l’explosion soudaine de la production de méthamphétamine en Birmanie ont très nettement entraîné une complexification des réseaux du narcotrafic dans le Triangle d’or et hors de celui-ci. Les routes chinoises et indiennes de l’héroïne birmane se sont considérablement développées au cours des années 1990 et 2000. Celles du Laos, du Cambodge et du Vietnam sont désormais utilisées de façon importante pour irriguer les marchés nationaux en question mais aussi pour alimenter le marché thaïlandais par des voies détournées et donc moins surveillées.
C’est bien sûr à l’intersection des plus importantes routes de la contrebande et des trafics, d’une part, et des frontières internationales, d’autre part, que l’on trouve les points nodaux du commerce illégal : les paires de postes frontaliers concentrent tant les efforts des contrebandiers et des trafiquants que ceux des autorités étatiques en charge de la lutte contre ces activités illégales. C’est d’ailleurs logiquement ces postes frontaliers qui sont les plus sujets à corruption et qui sont donc les plus recherchés par les officiers de police, de douane, ou encore de gendarmerie, des pays concernés. L’opulence et le train de vie affichés par nombre d’entre eux laissent d’ailleurs peu de doute quant au caractère hautement lucratif de la lutte contre les activités trafiquantes.
En Asie du Sud-Est continentale, contrebande et trafics, qu’il s’agisse de drogue, d’armes, de bois, d’espèces animales, de personnes ou encore de contrefaçons, se concentrent autour d’une dizaine de point nodaux transfrontaliers. Les postes frontaliers de Moreh et Tamu, entre l’Inde et la Birmanie, ceux de Ruili et Muse entre la Birmanie et la Chine, de Tachileck et Mae Saï et de Myawaddy et Mae Sot entre la Birmanie et la Thaïlande, de Mohan et Boten entre la Chine et le Laos, de Chiang Khong et Ban Houay Xay entre la Thaïlande et le Laos, d’Aryanaprathet et Poipet entre la Thaïlande et le Cambodge, ou encore de Hekou et Lao Cai entre la Chine et le Vietnam, voire de Bavet et Moc Bai entre le Cambodge et le Vietnam, sont les principaux points de passage de la contrebande et des trafics de la région (Chouvy (Ed.), 2013) (voir carte). Les grandes routes de la contrebande et des trafics relient cette dizaine de points nodaux entre eux, ainsi que nombre de villes-relais, et correspondent pour l’essentiel aux principaux corridors routiers de la région basés sur les routes historiques qui, entre l’Inde et la Chine, ont constitué la trame du projet d’autoroutes asiatiques (1959) et de celui des corridors de la sous-région de Grand Mékong (1992)[12].
De la lutte contre les trafics
Contrebande et trafics sont des réalités historiques que l’on peut raisonnablement supposer être aussi vieilles que le commerce ou en tout cas que les premiers efforts visant à réguler et à taxer le commerce. De fait, le trafic d’opium et d’héroïne a succédé à la contrebande d’opium : au commerce illégal d’un produit légal mais très fortement taxé s’est substitué le commerce illégal d’un produit rendu illégal au début du XXe siècle par diverses conventions internationales. L’opium et ses dérivés franchissent donc depuis longtemps les frontières de la région, qu’elles soient coloniales ou nationales, démarquées ou non, et quels que soient les dispositifs de lutte mis en place. Ceux-ci n’ont en effet jamais mis un terme à ces phénomènes et l’avenir immédiat n’est guère prometteur en la matière dans la région, tous trafics confondus. Si contrebande et trafics ne seront jamais totalement supprimés, ils ne seront pas non plus endigués de façon satisfaisante tant que la corruption, elle aussi vraisemblablement aussi ancienne que les régulations commerciales, ne sera pas considérablement réduite dans la région. En effet, certains pays d’Asie du Sud-Est continentale comptent parmi les plus corrompus au monde. En 2010, la Birmanie aurait été le deuxième pays le plus corrompu, à égalité avec l’Afghanistan (tous deux classés en 176) et précédé par la Somalie (178), selon l’index de la perception de la corruption dressé par Transparency International[13] (Le Laos était classé n° 154 et la Thaïlande n° 78).
Mais la corruption n’est pas la seule en cause dans l’échec des dispositifs de lutte contre les trafics. Les dispositifs eux-mêmes sont aussi fréquemment en cause, ainsi l’étude de l’efficacité du programme des Border Liaison Offices (Bureaux de liaison frontalière, BLO) de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) semble l’indiquer. Censés instaurer ou renforcer la coopération transfrontalière des polices et douanes nationales en mettant en place des protocoles d’opérations communes en Asie du Sud-Est continentale, 70 BLO ont été inaugurés entre 1999 et 2009, dont 11 au Cambodge (UNODC, 2010b). Les premières patrouilles conjointes fluviales du Laos et de la Thaïlande ont de fait été entreprises dans le cadre de la coopération initiée par le programme BLO, et certaines saisies et arrestations ont effectivement été réalisées. Mais les BLO cambodgiens semblent pour le moins dépourvus de moyens (locaux et équipements) et de personnel et des visites rendues à certaines équipes ont démontré la grande insuffisance, voire l’inexistence, de la coopération transfrontalière, notamment sur les frontières laotienne et thaïlandaise.
La corruption entrave à l’évidence la lutte contre les trafics dans la région. L’échec des programmes nationaux et internationaux est tout aussi flagrant, notamment lorsque les programmes d’aide internationale censés renforcer, sinon rendre possible, la lutte contre les trafics, n’intègrent pas la lutte contre la corruption dans leurs objectifs. En conséquence, il semble que malgré les efforts répétés des gouvernements nationaux, de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), de l’UNODC et même des ONG, la lutte contre les trafics soit limitée si la lutte contre la corruption n’est pas placée au cœur des réflexions et des programmes. Ce sont les causes de la corruption et celles des divers trafics qu’elle facilite qui doivent faire l’objet des efforts nationaux et internationaux. La suppression des trafics n’est pas davantage réalisable que celle de la production illégale d’opium, mais leur réduction et celle des autres trafics passe nécessairement par la conception et la mise en place de politiques et de mesures visant aussi les causes et les moteurs de ces économies illégales, à savoir la pauvreté et la corruption.
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[1] Les premiers marchands d’opium de la région des trois frontières échangeaient leur opium contre de l’or pur à 99 %, en barres estampillées d’un dragon, sur la frontière birmano-thaïlandaise à Tachileck – Mae Saï. C’est cet aspect du commerce qui a valu son nom au Triangle d’or. Communication personnelle de Bertil Lintner, juillet 1999.
[2] C’est à travers le jeu multiscalaire et diachronique de l’approche géographique qu’Yves Lacoste a analysé dans sa thèse (1984) l’espace, ses différents temps et ses acteurs.
[3] Si les espaces montagneux peuvent être perçus comme des antiroutes, et même y correspondre, ils peuvent aussi être des « espaces de non-Etats » ce que J.-C. Scott (2001) explique en observant la relation qui existe entre montagne et liberté : 87, 92, 103.
[4] Le Croissant d’or est en quelque sorte l’alter ego du Triangle d’or : il s’agit de l’autre espace majeur de production illégale d’opium (et de ses dérivés) d’Asie et même du monde. Centré autour de l’Afghanistan (premier producteur illégale d’opium depuis 1991), il a un temps intégré l’Iran et le Pakistan.
[5] Emphasis should placed on the word “juridical”, for though the political boundaries of the new states have not changed, several postcolonial states still remain unable to exercise political control over all of their territory : Weiner M., 1987 : 34.
[6] Pour M. Foucher, les frontières ne séparent pas seulement des espaces, des Etats, mais aussi… des « temps socio-culturels » radicalement distincts : Foucher M., 1991 : 36.
[7] La frontier forme ce que P. de Lapradelle (1928, La frontière : étude de droit international, Paris) nommait le « voisinage », celui-ci réunissant le « territoire limitrophe » (où la loi internationale prévaut) flanqué de ses deux « frontières » (où s’appliquent les lois internes des Etats) : Prescott J.R.V., 1965 : 17. Voir aussi Thongchai Winichakul (1994) : 70, 76. Rappelons aussi, ainsi que le rappelle M. Foucher, que pour J. Gottmann, le principal débat qui traverse l’ensemble de la littérature consacrée aux frontières a consisté à savoir… si « la frontière est une ligne ou une zone » : Foucher M., 1991 : 45.
[8] Définition de “front” du Grand Robert.
[9] Voir cartes et de plus amples développements et détails sur les routes du trafic de drogues mais aussi d’autres trafics, contrebande notamment, dans : Chouvy, 2002 ; Chouvy, 2009 ; Chouvy (ed.), 2013. Voir aussi cartes et textes (notamment : Chouvy, 2004) sur www.geopium.org.
[10] Selon les Nations unies (UNODC), en 2012, la Birmanie aurait produit 690 tonnes d’opium, le Laos, 41 tonnes, et la Thaïlande, 3 tonnes. En comparaison, l’Afghanistan aurait produit 3700 tonnes d’opium en 2012 (5800 en 2011). Les chiffres relatifs aux productions sont bien sûr toujours à prendre avec d’énormes précautions, les estimations nationales étant d’une fiabilité toute relative et les totaux et pourcentages mondiaux étant quant à eux clairement inexacts (le classement mondial des pays producteurs illégaux d’opium est ainsi faussé par la méconnaissance de la production indienne, très largement sous-estimée par les Nations unies) (Chouvy, 2009). Les mêmes réserves sont à émettre concernant la culture du cannabis et la production de haschich. Les chiffres relatifs aux trafics ou à leurs valeurs marchandes sont quant à eux trop souvent fantaisistes et n’apportent pas grand-chose de toute façon à la compréhension des phénomènes étudiés et à leurs dynamiques. Les analyses qualitatives sont donc clairement préférables.
[11] Après la Seconde Guerre mondiale et deux ans de transition démocratique, le maréchal Phibun Songkhram et les militaires revinrent au pouvoir (première prise de pouvoir par coup d’Etat en 1932). Le maréchal Phin Choonhavan, qui avait contrôlé les Etats Shan et leur lucratif trafic d’opium pendant la guerre, obtint le contrôle de commandant en chef des armées, le maréchal Sarit devint le général commandant de Bangkok, et le gendre de Phin, le général Phao, fut nommé sous-directeur de la police nationale. Phin, Phao et Sarit allaient alors s’accaparer le trafic d’opiacés pendant de longues années et faire ainsi de la Thaïlande la voie royale d’exportation des productions illicites du Triangle d’or. Phin et Phao gagnèrent en effet le contrôle de deux des cinq principaux syndicats teochiu de Thaïlande, lesquels contrôlaient l’immense majorité du narcotrafic, depuis le nord du pays jusqu’aux entrepôts de Bangkok, puis par bateau, soit le long de la côte occidentale jusqu’à Penang et Singapour, soit, depuis la côte orientale, vers Hong Kong et Taiwan. Mais lorsque Phin devint Premier ministre, remplaçant Phibun, Sarit obtint le poste de commandant en chef des armées et Phao celui de directeur général de la police. Deux camps rivaux se formèrent alors et les deux hommes se livrèrent à une concurrence acharnée sur le narcotrafic. Le trafic d’opiacés était devenu d’autant plus important que les Etats shan de Birmanie abritaient les forces vaincues du Kuomintang du Yunnan depuis la prise de pouvoir communiste en Chine. La division 93, désormais sous les ordres du général Li Mi, s’appropria ainsi parmi les meilleures terres à pavot de la région et assura le transport de l’opium jusqu’en Thaïlande où les syndicats teochiu et les services de l’armée et de la police thaïlandaise – ceux de Sarit et de Phao – se chargeaient de la suite des opérations. Ce sont le généralissime lui-même et son fils, le général Chiang Ching-kuo, qui ont donné l’ordre au général Li Mi d’avoir recours au narcotrafic afin de pouvoir subsister dans sa base arrière, ce qui n’avait alors rien de très novateur puisque le KMT de Chiang Kaï-shek avait partagé les revenus du trafic du Green Gang de Shanghai dès 1930 (voir Chouvy, 2002, pour plus de détails).
[12] Le projet d’autoroutes asiatiques a vu le jour en 1959 et prévoit de relier 32 pays asiatiques entre eux et avec l’Europe par l’intermédiaire de 141 000 kilomètres de routes standardisées. Le projet est soutenu par les Nations unies (ESCAP). Les corridors de la sous-région du Grand Mékong, quant à eux, correspondent aux axes de communication du programme d’intégration transnationale de l’Asie du Sud-Est continentale ainsi que du sud de la Chine, programme soutenu par la Banque asiatique de développement. En Asie du Sud-Est continentale, les axes routiers de ces deux projets se complètent quand ils ne superposent pas.
[13] Transparency International, 2010 : http://www.transparency.org/policy_research/surveys_indices/cpi/2010/results (page consultée le 9 avril 2013).