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Contrôle politico-territorial et culture illégale de plantes à drogue

Contrôle politico-territorial et culture illégale de plantes à drogue

Pierre-Arnaud Chouvy
Chargé de recherche au CNRS
Dossier « Illégalité et gouvernement des territoires », sous la direction de Fabrizio Maccaglia.

Annales de géographie
Novembre-décembre 2014, n° 700, pp. 1359-1380.


Résumé

Le déficit de contrôle politico-territorial propre à certains pays explique en partie que des dizaines de milliers d’hectares de cultures illégales y existent. Les raisons d’un tel manque de contrôle politico-territorial sont diverses et non exclusives : conflits armés, corruption, territoire non ou trop faiblement intégré ou contrôlé, déficit de moyens humains, économiques, matériels, etc. En effet, la culture illégale de dizaines de milliers d’hectares de cannabis, de cocaïer et de pavot à opium sur le territoire de certains Etats implique, de deux choses l’une, que les autorités étatiques soient impliquées dans cette production, ou que l’Etat ne contrôle pas l’intégralité du territoire dont il a la charge. Le déficit de contrôle politico-territorial s’apparente à trois cas de figure : guerre totale mais inefficace contre la drogue ; tolérance étatique ; incapacité à faire face à une contestation armée. L’impossibilité du contrôle politico-territorial complet, même par les plus puissants, démontre si besoin est qu’en dépit du nombre de batailles gagnées ici et là par les Etats, la guerre contre la drogue est perdue d’avance. En fin de compte, les limites du contrôle politico-territorial des Etats appliqué à la lutte antidrogue posent en filigrane la question de la pertinence de l’illégalité d’une pratique que certains estiment être légitime.

Mots-clé

Contrôle politico-territorial, Etat, drogue, illégalité, guerre, tolérance


Introduction

La question de la culture illégale de plantes à drogues est éminemment géographique. Elle revêt en effet une dimension territoriale de premier ordre dès lors que l’importance de superficies cultivées illégalement en plantes à drogues dans un pays donné témoigne à priori d’un certain degré de déficit de contrôle politico-territorial de l’Etat concerné. Qu’il s’agisse du cannabis (production de marijuana et de haschich), du cocaïer (production de coca, de cocaïne et de crack) ou du pavot à opium (production d’opium, de morphine et d’héroïne), leurs productions agricoles à l’échelle commerciale ne peuvent être entreprises et menées à bien que dans des contextes politico-territoriaux très particuliers. On peut d’ailleurs dire que le territoire est au centre de la problématique de la production illégale des plantes à drogues (Chouvy, 2002).

Les conflits armés figurent souvent et à juste titre au premier rang des facteurs explicatifs du recours à la production agricole de drogues illégales, bien qu’ils ne puissent toutefois expliquer à eux seuls, ou même dans tous les cas, l’émergence des espaces de production agricole illégale de drogue (McCoy, 1991 ; Labrousse, Koutouzis, 1996 ;  Labrousse, 2004). Certes, le déclenchement de conflits armés dans des pays ou régions déjà concernés par la culture illégale de plantes à drogue augmente considérablement les chances de développement de leurs surfaces cultivées (Chouvy, Laniel, 2007). De fait, si les longs et coûteux conflits afghans et birmans ont permis que la production illégale d’opium se développe dans les proportions que l’on connaît sur les territoires des deux pays (Chouvy, 2009), c’est notamment parce que l’économie de la drogue y a grandement contribué au financement de la guerre. Et ce d’autant plus que la guerre s’y est prolongée au point de n’en plus finir, comme si production d’opium et guerre s’auto-entretenaient, la fragmentation politique des acteurs des conflits considérés encourageant d’autant le recours à une économie de la drogue qui, extrêmement florissante, n’en devenait que plus motivante pour les belligérants (Chouvy, 2002).

Mais la guerre, même si elle a joué ou joue toujours des rôles indéniables dans la plupart des cas d’augmentation des productions agricoles illégales de drogues, et notamment en Afghanistan, en Birmanie et même au Maroc (guerre du Rif des années 1920 : voir Chouvy, 2008), ne peut toutefois pas expliquer tous les recours aux cultures illégales de plantes à drogues, comme en témoignent les cas des Etats-Unis et de l’Inde. Certes, la coïncidence que l’on peut observer entre sous-développement et production illégale de drogues ne semble pas non plus être à elle seule un facteur explicatif convaincant. En effet, si cela était le cas, un nombre beaucoup plus important de pays serait concerné par la production illégale de drogues. Si divers degrés de pauvreté caractérisent bien toutes les régions de culture illégale de coca et de pavot, la corrélation est loin d’être pertinente dans le cas du cannabis, ainsi que le montrent les cas des Etats-Unis, du Canada et de nombre de pays européens (où cultures d’intérieur, surtout, mais aussi d’extérieur se développent rapidement). La grande souplesse écologique du cannabis, et notamment le fait que la plante puisse être cultivée sous serre et hors-sol, explique en partie la chose mais pas complètement : à la différence de la coca, le pavot peut lui aussi être cultivé dans les parties du monde les plus diverses, ses capacités d’adaptation particulièrement développées faisant qu’il se satisfait de conditions climatiques et édaphiques des plus variées. On trouve d’ailleurs des cultures légales et illégales de pavot à opium sur tous les continents, même en Afrique, et sous des climats très variés (Chouvy, 2002).

In fine, il semble bien que, dans le contexte du régime mondial de prohibition de certaines drogues tel qu’il est défini par les conventions internationales depuis le début du XXe siècle, ce soit le déficit de contrôle politico-territorial propre à certains pays qui permette que des dizaines de milliers d’hectares de plantations illégales y soient cultivés. Les raisons d’un tel manque de contrôle politico-territorial sont diverses et non exclusives : conflits armés, corruption, territoire non ou trop faiblement intégré ou contrôlé, déficit de moyens humains, économiques, matériels, etc. En effet,  la production illégale de milliers d’hectares de cannabis, de cocaïer et de pavot à opium sur le territoire de certains Etats implique, de deux choses l’une, que les autorités étatiques soient impliquées dans cette production, ou que l’Etat ne contrôle pas l’intégralité du territoire dont il a la charge.

Contrôle politico-territorial et production agricole illégale de drogue

Le premier cas de figure, celui de l’implication de l’Etat dans la production agricole illégale de drogue, implique de clarifier une notion largement usitée sans avoir jamais été définie de façon satisfaisante et dont il ne semble pas d’ailleurs qu’on puisse l’appliquer à quelque Etat que ce soit : celle de narco-Etat. En effet, « le concept de narco-Etat, vaguement formulé par des chercheurs et des journalistes en quête de notions-choc, présuppose l’existence d’un Etat dont la principale mission consisterait à mettre les plus importantes de ses ressources et celles de la société civile au service de l’industrie de la drogue » (Aureano, 2001 : 3). Un tel Etat n’existe pas dès lors que même les principaux pays producteurs de drogues agricoles illégales ne voient qu’une portion infime de leurs terres arables cultivées en cannabis, coca, ou pavot. Quel narco-Etat, en effet, ne consacrerait que 3 à 5 % de ses terres arables à la production d’opium, proportion dévolue à la culture illégale du pavot jamais dépassée par l’Afghanistan, pourtant producteur de près de 90 % de l’opium illégal mondial, ou par le Maroc, l’un des tous premiers producteurs de hachich au monde ?[1] Qui plus est, tout narco-Etat avéré ne serait-il pas mis au ban de la communauté internationale, même si la tolérance internationale de certaines des productions agricoles illégales les plus importantes existe depuis longtemps pour des questions de realpolitik ou pour ménager de fragiles stabilités étatiques ? (Chouvy, Laniel, 2007).

Certes, au moins un pays, la Corée du Nord, organiserait sciemment la production illégale de drogue sur son territoire. Si la culture de pavot à opium et la production consécutive d’opiacés est permise par le droit national et international dans dix-neuf pays[2], que certains de ces pays connaissent aussi des productions illégales sur leur territoire (Inde notamment), et que d’autres pays n’abritent que des productions illégales (Afghanistan, Birmanie, Laos, Liban, Colombie, Mexique, principalement) contre lesquelles leurs Etats respectifs luttent plus ou moins, la Corée du Nord, elle, serait le seul pays à planifier et organiser de façon illégale[3] la production d’opiacés (opium, morphine, héroïne), mais aussi de méthamphétamine, et à l’écouler sur le marché international de façon toute aussi illégale (notamment par le bais de ses diplomates et de ses ambassades)[4] (Hurst, 2005 ; Perl, 2003 ; Lankov, 2011). La Corée du Nord peut-elle pour autant  être qualifiée de narco-Etat? Rien n’est moins sûr dès lors que le qualificatif conférerait une importance disproportionnée à une activité économique dont l’importance est en toute vraisemblance inférieure à celle de la production et du commerce / trafic d’armes auquel le pays participe de façon active. En fait, la notion de narco-Etat ne résiste pas à l’analyse même succincte des situations qui pourraient appeler à son usage : pour qu’un narco-Etat existe il faudrait qu’un Etat donné organise de façon officielle une production de drogue, illégale au regard du droit international mais pas au regard du droit du pays concerné, et qu’il en tire l’essentiel de ses revenus (à l’instar de certains Etats pétroliers à propos desquels la notion de pétro-Etat est d’ailleurs fort peu usitée).

Le second cas de figure, celui des productions agricoles illégales de drogues permises par un déficit de contrôle territorial, est bien plus pertinent dès lors que les cas nationaux abondent et que les problématiques territoriales qu’ils soulèvent sont multiples. Le déficit de contrôle politico-territorial peut en effet s’apparenter à trois contextes plus ou moins distincts les uns des autres bien que non exclusifs: celui de l’Etat qui dispose de tous les moyens de contrôle nécessaires et qui fait de la lutte antidrogue un principe non négociable, mais qui se trouve néanmoins dans l’incapacité de contrôler intégralement le territoire qui est le sien ; celui de l’Etat qui dispose des moyens de contrôle requis, notamment coercitifs, mais pour lequel la lutte antidrogue n’est pas une priorité, et qui tolère un recours plus ou moins important à la production illégale de drogues, ce qui s’apparente à un déficit de contrôle politico-territorial dès lors que la tolérance est déterminée par un contexte politique et socio-économique contraignant; enfin, celui de l’Etat qui fait face à une contestation armée sur son territoire, qui ne dispose pas des moyens de contrôle territorial adéquats, et pour lequel la lutte antidrogue n’est pas une priorité politique et budgétaire. Les deux derniers cas sont en général aussi ceux dans lesquels un certain degré de corruption des autorités (lesquelles participent fréquemment au racket des producteurs et des trafiquants) peut diminuer l’efficacité des politiques et des actions antidrogue entreprises par l’Etat. De tels déficits de contrôle politico-territorial posent à l’évidence la question des limites qui existent entre légalité et illégalité, entre tolérance et corruption, entre légitimité et illégitimité.

Le choix des quelques exemples suivants (Etats-Unis, Maroc, Inde, Afghanistan et Birmanie) ne vise bien sûr pas à l’exhaustivité mais veut illustrer les trois situations politico-territoriales ici présentées comme des types distincts. Cette diversité montre notamment qu’aucun régime politique (démocratique, dictatorial, monarchique) et qu’aucun appareil législatif ou coercitif (même les plus puissants) ne peuvent interdire efficacement de production agricole de drogue sur un territoire donné.

Guerre totale contre la drogue et déficit de contrôle politico-territorial

Le premier cas de déficit de contrôle politico-territorial peut être assimilé à une incapacité étatique de contrôle et peut être illustré, de façon paradoxale, par la situation des Etats-Unis qui consacrent de loin le plus important budget mondial à la lutte contre la drogue, notamment à travers la « guerre contre la drogue » qu’ils on initiée en 1971 à l’échelle nationale mais aussi internationale. Si les Etats-Unis sont désormais bien connus pour leurs cultures de cannabis sous serre, notamment hydroponiques, d’excellente qualité, ils seraient aussi le premier consommateur d’herbe de cannabis (UNODC, 2006a) et vraisemblablement l’un des premiers producteurs d’herbe de cannabis au monde, les cultures extérieures y étant très étendues, d’abord en Californie, puis dans le Kentucky (vastes superficies cultivées dans la Daniel Boon National Forest[5]) ou en Alabama (Talladega National Forest notamment). Le cas des Etats-Unis démontre si besoin était qu’aucun Etat, quels que soient les moyens financiers, humains et techniques dont il dispose, ne peut empêcher de cultures illégales de drogues, même à l’échelle commerciale, et à fortiori de production chimique de drogues (comme le montrent ne seraient-ce que les centaines de laboratoires de méthamphétamine de la Mark Twain National Forest, dans le Missouri, Etat dans lequel les démantèlements de laboratoires sont les plus nombreux), sur son territoire (44% des plants de cannabis éradiqués dans le pays en 2010 l’ont été sur des terrains fédéraux dont 55 forêts nationales) (USDJ, 2011 ; UNODC, 2012a). La démesure du territoire des Etats-Unis, ainsi que ses faibles densités démographiques rurales et ses nombreuses et vastes aires naturelles pas ou peu habitées, ne facilitent bien sûr pas le contrôle territorial mais sont néanmoins à relativiser face à la démesure des nombreux moyens dont les autorités disposent.

De fait, l’impuissance des Etats-Unis est d’autant plus flagrante que les moyens déployés dans sa « guerre contre la drogue » ne leur permettent ni de supprimer les vastes superficies cultivées en cannabis à l’échelle nationale (superficies estimées par le HIDTA[6] à 31 000 hectares dans le seul Etat de Californie en 2009 et peut-être 44 400 dans tout le pays) ni de bloquer les flux du trafic international de drogue en provenance de ses deux voisins, Mexique et Canada, et du reste du monde (HIDTA, 2010). Production locale et trafic international alimentent en effet le marché états-unien et il était estimé en 2003 que 92 % du cannabis consumé aux Etats-Unis provenait d’Amérique du Nord, dont 56 % produit au Mexique et 20 % au Canada (UNODC, 2006a), chiffres à relativiser au vu de ceux produits par le HIDTA qui suggèrent que quelque 79 % du cannabis estimé avoir été consommé aux Etats-Unis en 2008 (55 500 tonnes) pourrait provenir de la seule Californie (HIDTA, 2010).

La puissance sans cesse renforcée de la Drug Enforcement Administration (DEA), le service de police fédéral américain spécialisé dans la lutte antidrogue aux Etats-Unis et à l’étranger (86 bureaux, dont un à Paris, répartis dans 66 pays), n’a à l’évidence jamais pu ne serait-ce que réduire les cultures de cannabis, le nombre de laboratoires de méthamphétamine, ou encore le trafic de drogue en général et ce en dépit d’une constante et importante augmentation de ses moyens humains et financiers depuis sa création en 1973 (de 1470 agents spéciaux et 65 millions de dollars de budget annuel à 5235 agents et 2,4 milliards de budget en 2008)[7]. La DEA a certes obtenu des résultats dans le cadre de sa lutte contre la culture du cannabis aux Etats-Unis, notamment en faisant diminuer de façon importante les cultures dans le Midwest, mais n’a pas su faire en sorte d’éviter les déplacements de cultures, principalement vers la Californie mais aussi vers le Tennessee, le Kentucky, Hawaii, et New York.

Surtout, si le programme de la DEA visant à saisir les biens (asset forfeiture) des cultivateurs de cannabis peut en partie expliquer son succès dans le Midwest dans les années 1990, il permet aussi de comprendre le recours croissant et désormais quasi systématique des cultivateurs aux terres publiques qui permettent d’échapper en grande partie à la saisie de biens, fonciers notamment (UNODC, 2006a). Conséquence involontaire de la lutte antidrogue s’il en est (Chouvy, 2013a), l’émergence et le développement rapide de la culture dite guérilla (guerrilla cultivation¸ du nom des Green Guerillas[8]) appliquée au cannabis est un cas de figure très particulier d’un point de vue politico-territorial : le déplacement d’une activité illégale depuis des terrains privés vers des terrains appartenant à l’Etat-même qui cherche à éradiquer ladite activité. Si les Green Guerillas ne menaient aucune action de guérilla que ce soit, l’application du terme à la culture de cannabis est on ne peut plus adéquate dès lors que l’on assiste depuis des années maintenant, voire des décennies, à un mouvement de résistance (asymétrique en quelque sorte) des cultivateurs de cannabis à la guerre à la drogue qu’ils subissent, une guerre menée militairement, notamment à l’aide de forces armées, de moyens aériens, de défoliants et de désherbants. Si aucun conflit armé n’explique bien sûr les vastes superficies cultivées en cannabis aux Etats-Unis, comme c’est le cas pour d’autres cultures en Afghanistan, en Birmanie, ou en Colombie, la pratique de la culture guérilla porte toutefois bien son nom : certes non-violente de par ses origines d’agriculture vivrière urbaine initiée au début des années 1970 sur des terrains publics de New York[9], elle l’est néanmoins devenue de façon croissante à travers son application à la culture de cannabis, nombre de parcelles cultivées sur des terrains fédéraux étant protégées par des dispositifs piège (booby traps) usant de techniques dignes de celles de la guérilla et parfois réminiscentes des théâtres vietnamien, irakien ou afghan (emploi notamment d’engins explosifs improvisés divers et variés mais aussi de pièges de chasse plus rudimentaires) (Paladin Press, 1992 ; voir aussi Moumaneix, 2013).

En fin de compte, et de façon quelque peu paradoxale compte tenu de leur rôle prédominant dans la guerre contre la drogue, les Etats-Unis ne font pas figure de bon élève dans la lutte contre la culture de cannabis. Même si le nombre de plants éradiqués a plus que doublé entre 2005 (4,8 millions de plants) et 2010 (10,5 millions), l’efficacité des opérations d’éradication laisse à désirer dans le pays qui dispose des plus importants budgets et moyens de lutte antidrogue au monde et qui se veut le héraut de la prohibition mondiale de certaines drogues. De tels moyens n’ont toutefois pas empêché une chute de plus de 60 % des éradications entre 2010 et 2012 (6,7 millions de plants éradiqués), principalement en raison de coupes budgétaires imposées par l’Etat californien[10]. Le coût exorbitant de la guerre contre la drogue est en effet plus difficile à supporter en période de crise économique. Les chiffres états-uniens font d’ailleurs pâle figure face au taux d’éradication de 80 % censé avoir été réalisé par les autorités mexicaines au début des années 2000 (taux validé par les autorités états-uniennes) (UNODC, 2006a). En effet, le HIDTA estime sur la base des chiffres des éradications que 69 000 tonnes de cannabis auraient été produites aux Etats-Unis en 2009 à partir de quelque 69 millions de plants, soit, le double de ce qui aurait été produit au Mexique la même année (29 000 tonnes) (HIDTA, 2010). Les Etats-Unis seraient donc loin du taux mexicain de 80 % de plants éradiqués (et ce même si l’estimation du nombre de plants cultivés aux Etats-Unis a été réalisée par extrapolation à partir des saisies…).

En 2007, la conférence des maires états-uniens ne manquait d’ailleurs pas de dénoncer que les 40 milliards dépensés annuellement dans la guerre nationale contre la drogue n’avaient pas permis de réduire la consommation de produits stupéfiants[11]. De fait, en dépit de cette débauche de moyens, les Etats-Unis ont déclaré que la disponibilité du cannabis sur leur territoire avait vraisemblablement augmenté en 2011. Certes cette situation résulterait en partie de l’augmentation de la production mexicaine mais aussi de l’accroissement des superficies cultivées au sein de leurs propres frontières (UNODC, 2013 ; HIDTA, 2010). Malgré des moyens pléthoriques, les Etats-Unis ne sont donc à l’évidence pas à même de lutter efficacement contre une culture de cannabis en partie mise hors d’atteinte par sa dissimulation et la multiplicité de ses localisations, conséquence directe de la répression. Si les politiques et les actions antidrogue des Etats-Unis bénéficient de moyens incomparables et diffèrent grandement de celles de pays dont les autorités tolèrent des cultures souvent entreprises au vu et au su de tous, les résultats obtenus en termes d’interdiction et de réduction des superficies cultivées ne sont pas forcément plus probants que dans les pays en question (Maroc notamment : cf. infra). Certains n’hésitent d’ailleurs pas à dénoncer une politique du déni, la guerre contre la drogue voyant sans cesse ses budgets renforcés en dépit de ce qui ne peut qu’être qualifié d’échec patent (Bertram, Blachman, Sharpe, Andreas, 1996). Les Etats-Unis semblent donc bien être dans l’incapacité d’exercer un contrôle total sur leur territoire national, incapacité rendue on ne peut plus criante par la débauche de moyens financiers, humains et matériels mis à disposition des autorités étatiques et fédérales dans le cadre de leur guerre contre la drogue.

Ici, le problème sous-jacent est celui de l’inadéquation entre l’illégalité d’une pratique et sa légitimité revendiquée par une partie de la population qui n’hésite pas à se mettre hors-la-loi pour exercer ce qu’elle estime relever du droit de l’individu. Aucun dispositif coercitif ne semble en mesure d’interdire la culture et la consommation de cannabis que certains estiment même être la première production agricole des Etats-Unis en valeur[12]. La contradiction qui existe entre les objectifs de l’Etat et les attentes d’une partie de ses citoyens se trouve d’ailleurs désormais traduite d’un point de vue politico-territorial puisque les Etats du Colorado et de Washington ont légalisé la possession de cannabis (28 grammes par personne) pour consommation personnelle par référendum en 2012, mettant en porte-à-faux leurs législations avec celle de l’Etat fédéral pour lequel cette consommation est toujours illégale et répréhensible. Dans ces deux Etats la consommation (et la production pour usage personnel au Colorado) de cannabis est désormais légale et illégale à la fois. Ceci dit, la situation n’est pas complètement nouvelle dès lors que la DEA mène déjà depuis des années des raids contre les dispensaires distribuant du cannabis dans les Etats où l’usage thérapeutique de cannabis est légal sous une forme ou une autre (en septembre 2013 : 21 Etats plus le District of Columbia).

Tolérance étatique et déficit de contrôle politico-territorial

Le second cas de figure, celui de la tolérance étatique, peut être illustré, notamment, par la situation marocaine où les autorités tolèrent la culture du cannabis (kif et désormais, de façon croissante, hybrides) dans le Rif et ce depuis qu’elle fut autorisée vers 1890 mais aussi depuis qu’elle fut interdite à l’indépendance (1956). Le Rif est en effet historiquement bled siba, c’est-à-dire une zone non complètement soumise au makhzen, le pouvoir central. C’est le sultan Hassan 1er (1873-1894) qui a autorisé la culture du kif dans cinq hameaux des tribus berbères des Ketama et des Beni-Khaled qui constituent désormais une partie de la zone historique dans laquelle la culture du cannabis est largement tolérée, même si elle y reste illégale. Elle a d’ailleurs très fortement augmenté au cours des années 1980, 1990 et au début des années 2000, passant vraisemblablement de moins de 10 000 hectares dans les années 1970 à 134 000 hectares en 2003 (1,48 % des terres cultivables du pays) d’après les estimations conjointes des autorités marocaines et de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC), le  Maroc devenant ainsi en quelques décennies selon les Nations unies le premier producteur de haschich au monde avec quelque 3 100 tonnes estimées (Clarke, 1998 ; UNODC, 2003 ; Chouvy, 2008 ; Afsahi, 2010). Certes, depuis, les cultures de cannabis ont baissé de façon importante: 72 500 hectares en 2005, notamment après éradication de 15 160 hectares par les autorités marocaines (UNODC, 2006) et 47 500 hectares en 2012 d’après les estimations marocaines transmises à l’UNODC (l’UNODC ne menant plus d’enquêtes bipartites dans le pays depuis 2005) (UNODC, 2013). Quoi qu’il en soit, le cannabis, dont les variétés cultivées ont largement évolué (remplacement progressif du kif par des hybrides) au cours des années 2000 (Chouvy, Afsahi, 2014), occupe toujours de vastes superficies au sein de la zone historique (et, dans une bien moindre mesure, hors de cette zone) alors même que le contexte marocain diffère grandement de celui de la production afghane d’opium ou même de celui de la coca en Colombie : en effet, aucun conflit armé n’y remet en question le contrôle politico-territorial des autorités marocaines et ne permet donc d’expliquer que de telles superficies y soient consacrées à une production agricole illégale (Chouvy, Laniel, 2007).

La tolérance de cette activité illégale procède en partie du contexte culturel et politique de cette région. Les révoltes passées des Berbères du Rif donnent encore aujourd’hui du poids aux revendications qu’ils font de leur droit à cultiver le cannabis, droit qu’ils estiment avoir acquis grâce à ces rébellions et en guise de réponse au profond sous-développement de leur région. C’est particulièrement le cas du Rif central où les cultures de cannabis se concentrent désormais (les Nations unies avaient estimé en 2003 que la culture du cannabis faisait vivre 800 000 personnes dans le Rif, soit les deux-tiers de la population rurale de la région). Mais cette tolérance dans la zone dite historique de culture du cannabis s’explique aussi par le caractère explosif que l’application effective d’une prohibition du cannabis aurait en termes économiques et sociaux dans la région et dans le pays, voire sur l’autre rive, toute proche, de la Méditerranée. Il apparaît donc que le maintien et même le développement de la culture du cannabis dans le Rif central n’ont pu se faire que grâce à l’accord tacite des autorités marocaines. Les cultures de 2003 et les précédentes, qui débordaient largement de la zone historique, n’ont à l’évidence pas pu être entreprises à l’insu du pouvoir central dont les relais administratifs sont multiples et parfaitement opérationnels[13]. Cette culture, pour illégale qu’elle soit, procède donc en grande partie du statu quo (Afsahi, 2005) qui, depuis l’accès à l’indépendance marocaine, existe entre l’État et les villages du Rif central. Sa tolérance par les autorités constitue une alternative à un sous-développement contre lequel l’Etat n’agit pas ou peu (hormis les actions de développement entreprises depuis 1999 sous le règne de Mohammed VI mais qui ne concernent que très peu le Rif central), ainsi qu’une garantie de paix sociale et politique. On peut raisonnablement estimer que le cannabis a permis de stabiliser l’économie d’une région trop longtemps restée en marge du développement national et qui peine encore aujourd’hui à sortir de la pauvreté qui la caractérise : dans le Rif, comme dans nombre d’autres régions du monde, la production agricole de drogue constitue clairement une alternative au sous-développement.

Le cas du Maroc montre de façon flagrante que les limites entre le légal et l’illégal peuvent être floues et même fluctuantes : la tolérance par les autorités de la culture de cannabis dans et hors de la zone historique, jusqu’au début des années 2000, n’a en effet plus ensuite concerné, ou presque, que la zone historique proprement dite. La culture du cannabis, activité perçue comme légitime par une partie des Rifains en dépit de son illégalité formelle, est à l’évidence aussi considérée comme légitime par les autorités marocaines qui la tolèrent de façon fluctuante dans le temps comme dans l’espace. Le fait que les limites, légales comme spatiales, soient floues et fluctuantes, facilite bien sûr d’autant une certaine corruption et notamment le racket d’un commerce qui ne peut se faire sans l’accord tacite des autorités.

Un second exemple de tolérance étatique permettant à une production agricole illégale de drogue de se développer à l’échelle commerciale peut être fourni par l’Inde, seul producteur-exportateur légal d’opium au monde. En Inde, la question de la production d’opium et de son contrôle est double. Et complexe. La réalité indienne est d’ailleurs encore peu et mal connue, que ce soit par les instances internationales ou par les chercheurs. De fait, jusqu’à récemment, d’après le département d’Etat des Etats-Unis, les Nations unies (UNODC), d’autres instances internationales, et même des spécialistes reconnus, le principal problème auquel les autorités indiennes devaient faire face en termes de contrôle de la production d’opium sur leur territoire résidait dans la lutte contre le détournement vers le marché illégal d’une certaine quantité d’opium produit légalement, quantité dont l’estimation (20 à 30 % le plus fréquemment), basée sur la disponibilité d’opium sur le marché illégal national, était faussée par l’ignorance de l’étendue de la production illégale indienne. Certains n’hésitaient d’ailleurs pas à affirmer que  le détournement, et non la production illégale, faisaient de l’Inde l’un des tous premiers producteurs illégaux d’opium (Paoli, Greenfield, Reuter, 2009: 159) et ce en dépit du fait que les cultures illégales dépassent incontestablement les cultures légales dans le pays depuis des années, réalité étrangement méconnue ou inconnue alors même que les statistiques officielles indiennes donnent une bonne idée de la réalité (Chouvy, 2009). Mais le rapport 2012 du département d’Etat des Etats-Unis consacré aux drogues dans le monde attire désormais l’attention sur le fait que « les observateurs informés de la scène indienne minimisent le rôle joué par le détournement du marché légal vers le marché illégal » (US Department of State, 2012 : India).

Toutefois, même sans un être un « observateur informé de la scène indienne, le fait, par exemple, que les 6 322 hectares de pavot éradiqués en Inde en 2007 dépassent les 5 913 hectares cultivés légalement en 2006-2007 permettait d’estimer avec certitude que la production illégale dépassait les quantités détournées (GOI, 2006: 98; UNODC, 2011: 59). Certes, les rendements de la production illégale sont largement inférieurs à ceux  requis (particulièrement élevés, principalement pour lutter contre le détournement) pour produire légalement sous licence d’Etat, et les autorités indiennes parviennent peut-être à éradiquer la quasi-totalité des cultures illégales de pavot. Mais si l’on se fie au fait que les campagnes d’éradication ne parviennent en général pas à détruire plus de 15 % d’une superficie nationale donnée, que les éradications ne sont pas systématiquement conduites sur l’intégralité du territoire indien et, surtout, que des estimations récentes et indépendantes ont fait état de quelque 16 000 hectares ayant été cultivés en pavot à opium dans les seuls districts d’Anjaw et de Lohit d’Arunachal Pradesh en 2010 (INSA, 2010), alors il est fort probable que la production illégale indienne dépasse de loin les quantités potentiellement détournées du marché légal vers le marché illégal et, même, que l’Inde soit à l’insu de tous ou presque l’un des tours premiers producteurs illégaux d’opium au monde. Même si aucune étude n’a été menée à ce jour hors des deux districts d’Arunachal Pradesh mentionnés précédemment, l’existence d’une production d’opium dans d’autres districts d’Arunachal Pradesh mais aussi dans les autres Etats du nord-est indien, principalement au Nagaland et au Manipur, est connue et vérifiable de visu (missions en Arunachal Pradesh, février 2012 et février 2014). Ailleurs en Inde, des opérations d’éradication sont menées régulièrement au Bihar, en Himachal Pradesh, au Jammu et Kashmir, dans le Jharkhand, le Manipur, l’Uttarakhand et au Bengal occidental, témoignant de l’étendue de la zone concernée par la production illégale d’opium.

L’Inde fait donc face à deux types de déficit de contrôle politico-territorial. D’une part, elle ne semble pas en mesure de prévenir le détournement d’une partie, certes inconnue, et peut-être largement surestimée, de sa production légale d’opium. D’autre part, à l’instar de nombre d’autres pays, elle n’est clairement capable ni d’empêcher les cultures illégales du pavot à opium dans au moins une petite dizaine d’Etats de son territoire, ni d’éradiquer ces mêmes cultures avant la récolte et donc d’entraver la production illégale d’opium. Le déficit de contrôle politico-territorial s’explique vraisemblablement de plusieurs façons, le territoire indien étant vaste (un tiers seulement de la superficie des Etats-Unis ceci dit), parfois d’accès très difficile, et le pays ayant nombre d’impératifs sécuritaires et économiques plus importants (tensions avec le Pakistan et la Chine, mouvements rebelles et insurrectionnels dans divers Etats, grande pauvreté d’une grande partie de la population rurale, etc.) que la lutte antidrogue, et les moyens humains, matériels et financiers lui faisant peut-être défaut. La grande variation des superficies éradiquées d’une année sur l’autre témoigne si besoin était du déficit ou à tout le moins de l’irrégularité du contrôle politico-territorial indien en termes de lutte antidrogue : si les autorités indiennes avaient éradiqué quelque 6 000 hectares de pavot en 2007, elles n’en ont plus éradiqué que 1 000 en 2010 (UNODC, 2011).

Mais l’Inde, à l’instar du Maroc, tolère clairement l’existence de cultures illégales de pavot, notamment en Arunachal Pradesh où les superficies cultivées sont immenses et aucunement dissimulées (comme au Maroc d’ailleurs). Si, au Maroc, la tolérance étatique de la culture de cannabis s’explique notamment par le passé conflictuel existant entre le pouvoir central et les Berbères du Rif (avec ce que cela implique en termes d’abandon et de sous-développement de la région), mais aussi depuis 2011 par le regain de tension créé par le Printemps arabe, en Inde, la tolérance étatique en Arunachal Pradesh peut s’expliquer non par des contentieux historiques avec les populations locales (les Mishmis, encore en partie chasseurs-cueilleurs et cultivateurs sur abattis-brûlis, étant les principaux producteurs d’opium de l’Etat) mais vraisemblablement davantage par le refus stratégique des autorités indiennes de développer économiquement une région contestée par la Chine. L’Arunachal Pradesh, sorte de zone-tampon stratégique face à la Chine, est en effet longtemps resté à l’écart des programmes de développement économique et de construction d’infrastructures de communication. L’enclavement, ou à tout le moins, la dénégation de l’accès[14] est d’ailleurs une stratégie à laquelle ont eu recours non seulement les autorités indiennes à l’échelle de l’Etat mais aussi certaines populations productrices d’opium à l’échelle des villages montagneux auxquels ils rendent l’accès volontairement difficile (non entretien voire dégradation des ponts suspendus, création d’éboulis et de glissements de terrain visant à entraver la progression potentielle des équipes d’éradication) (missions en Arunachal Pradesh, février 2012 et février 2014). Mais une grande partie des cultures de pavot de l’Etat se font en fond de vallée, sur les berges et les îles d’étiages des cours d’eau, donc au vu et au su des autorités qui pourraient, en tout cas en théorie, aisément interdire ou éradiquer lesdites cultures. La tolérance étatique est donc manifeste en Arunachal Pradesh. Et là, comme dans le Rif, une telle tolérance s’explique par un contexte politique et économique sensible qui ne fait pas de la lutte antidrogue une priorité, celle de l’Etat étant vraisemblablement d’assurer d’abord le contrôle stratégique de la région sans s’aliéner le soutien d’une population d’un territoire aussi vaste que peu peuplé. Une telle légalité à deux vitesses (dans le temps), voire à géométrie variable (dans l’espace), puisque la pratique d’une activité illégale peut à l’évidence être considérée comme légitime par les populations concernées et par l’Etat, a d’ailleurs aussi été pratiquée par la Chine voisine lorsque les nouveaux dirigeants communistes ont fait deux poids deux mesures dans leur lutte antidrogue des années 1950 en envoyant les producteurs d’opium han en camps de rééducation mais en tolérant un temps (pendant 10 ans) la production d’opium de certaines minorités frontalières du sud du pays, dont les Yi (Chouvy, 2009). Ce qui est illégal sur une partie du territoire d’un pays donné à une époque donnée peut donc être toléré sur une autre partie du territoire ou à une autre période, que ce soit en Chine, en Inde, ou au Maroc.

Contestation armée et déficit de contrôle politico-territorial

Le troisième cas de figure, celui de la contestation armée, correspond au cas extrême du déficit de contrôle politico-territorial dans lequel les prérogatives de l’Etat lui sont déniées sur une partie plus ou moins importante de son territoire. Il correspond aux réalités des principaux pays producteurs agricoles de coca et d’opium : la Colombie, le Mexique, l’Afghanistan, la Birmanie, autant de pays dans lesquels la violence armée prend des formes variées mais dans lesquels l’autorité de l’Etat est contestée et sa présence même parfois remise en question dans certaines régions. L’Afghanistan et la Birmanie constituent deux exemples prégnants du rôle que peut jouer la contestation armée dans le développement d’espaces de production agricole de drogue. Ils produisent en effet à eux seuls quelque 95 % de la production illégale mondiale d’opium dans des contextes politico-territoriaux conflictuels qui lient de façon quasi systématique l’économie de la guerre à celle des drogues (Chouvy, 2002). En effet, la stabilité et l’instabilité de l’Afghanistan et de la Birmanie ont été affectées, parfois même conditionnées, par l’existence d’une production agricole de drogue et par le trafic auquel cette production a donné lieu. Mais, à travers des pertes majeures de contrôle politico-territorial, l’instabilité des deux pays a aussi permis et encouragé le développement de ces mêmes productions agricoles et trafics. Des effets de système significatifs ont ainsi longtemps existé entre les économies de guerre d’une part, et celles qui procèdent d’activités illégales d’autre part.

De fait, en Afghanistan comme en Birmanie, l’économie de l’opium a permis de financer en partie les efforts de guerre de certaines factions en conflit. Mais, si l’opium a été l’un des nerfs de la guerre pour les guérillas birmanes et afghanes, il a ensuite souvent tendu à en devenir l’un des enjeux. Les fortes synergies qui ont existé entre économie de guerre civile et économie de la drogue ont donc logiquement obéré les potentiels de développement politique et économique des deux pays. En effet, en plus d’avoir permis et même favorisé la prolongation des conflits et d’y avoir rendu plus difficile encore toute résolution de leurs crises, la « synergie » conflit–drogue a aussi posé les fondations de la criminalisation des économies de paix de ces pays, compromettant donc potentiellement la stabilité de leurs Etats (ou sa construction, dans le cas afghan). A travers ses liens avec l’économie de la guerre, l’économie de l’opium a donc eu un effet déstabilisateur certain dans l’histoire récente de l’Afghanistan et de la Birmanie. Mais si l’économie de l’opium a certes viabilisé la perpétuation des conflits afghans et birmans, elle ne les a toutefois pas causés et les crises politico-territoriales et économiques actuelles des deux pays n’en procèdent pas non plus. L’économie de l’opium n’a d’ailleurs pas seulement permis un financement plus ou moins important de certains des belligérants ; elle a aussi permis à une partie de la paysannerie des deux pays de survivre tant bien que mal lors de longues périodes de dépression économique.

La production illégale d’opium en Afghanistan et en Birmanie a été et est toujours telle qu’elle démontre un très important déficit de contrôle politico-territorial, la Birmanie étant été le premier producteur illégal mondial pendant des décennies avant que l’Afghanistan ne lui ravisse en 1991 (1 980 tonnes d’opium en Afghanistan et 1 728 en Birmanie) cette première place somme toute peu convoitée par quelque Etat que ce soit (Chouvy, 2009). Mais si ce sont en toute logique les tonnages produits qui attirent le plus l’attention de la communauté internationale qui s’alarme des quantités de drogue disponibles sur le marché international, ce sont bien sûr les superficies cultivées qui témoignent le mieux du déficit de contrôle politico-territorial des Etats producteurs et donc du défi auquel ils font face. La Birmanie, en guerre civile depuis son accès à l’indépendance en 1948, a détenu le record de surfaces de pavot à opium cultivées illégalement, avec 165 800 hectares en 1993 d’après les Nations unies (UNODC, 1997). Cette situation perdurera jusqu’en 2007, lorsque que les 193 000 hectares du territoire afghan consacrés à la culture du pavot produisirent 8 200 tonnes (Chouvy, 2009).

L’Afghanistan battait alors deux records absolus, celui des superficies cultivées et celui des quantités produites, les 8 200 tonnes d’opium produites en 2007 surpassant les 6 610 tonnes produites illégalement dans le monde en 2006 (certes vraisemblablement sous-estimées, notamment compte tenu des faibles estimations indiennes). Le pays, qui avait connu un développement important des cultures de pavot depuis l’intervention armée soviétique (1979) et, surtout, depuis son retrait en 1989, a à l’évidence longtemps pâti d’un fort déficit et même trop souvent d’une absence complète de contrôle politico-territorial, attribuable bien sûr à la guerre et à la déliquescence voire à l’absence de l’Etat. Mais les records de 2007 ont une toute autre portée du point de vue politico-territorial dès lors que l’Afghanistan n’était alors plus celui des rivalités moudjahidines ou celui des Taliban mais celui de l’administration Karzaï et de la tentative de reconstruction étatique pensée, financée et organisée par la communauté internationale à l’aide de 57 milliards de dollars US (entre 2001 et 2011) et de 641,7 milliards de dollars US dépensés en opérations militaires par les seuls Etats-Unis (entre 2001 et 2013 inclus) (International Crisis Group, 2011 ; Cordesman, 2012). Le déficit de contrôle politico-territorial est donc d’autant plus flagrant et problématique qu’il procède de l’impuissance de l’Etat afghan, certes en (re)construction, et de celle de la communauté internationale dont les politiques et les actions de reconstruction n’ont pu permettre de réaliser les objectifs qu’elle s’était elle-même fixés.

L’échec est double en fait puisqu’il est celui de la reconstruction d’une part, et celui de la lutte antidrogue d’autre part : en effet, l’impuissance de l’Etat afghan et de la communauté internationale ne se manifeste pas seulement à travers l’impossibilité qui est la leur d’interdire la mise en culture annuelle de dizaines de milliers d’hectares en pavot à opium mais aussi, et surtout, à travers l’impossibilité de mener à bien des opérations d’éradication forcée telles qu’initialement prévues (ainsi des 220 hectares éradiqués par DynCorp en 2004-2005 au lieu des 10 000 à 15 000 initialement prévus) (Nawa, 2006). L’incapacité de l’Etat à prévenir les cultures de pavot ou à les éradiquer est tout aussi flagrante en Birmanie (51 000 hectares cultivés en 2012, en hausse de 17 % par rapport à 2011), où la contestation armée interdit plus encore qu’en Afghanistan la présence des forces régulières armées ou de la police sur certaines parties du territoire, notamment dans l’Etat Shan, frontalier de la Chine et de la Thaïlande, où quelque 90 % des cultures (46 000 hectares en 2012) de la production d’opium est concentrée depuis des années maintenant (UNODC, 2012b). Phénomène intéressant du point de vue du contrôle politico-territorial, la diminution voire la suppression des surfaces cultivées en pavot dans les Etat Shan et Kachin (lui aussi frontalier de la Chine, au nord de l’Etat Shan), n’ont pas été le fait des autorités birmanes mais des dirigeants kachin (KIA), kokang (MNDAA), et wa (UWSA) qui ont efficacement interdit la production d’opium dans les régions qu’ils contrôlent ou contrôlaient de facto (les Kachin de la KIA sont sous forte pression militaire birmane depuis) (Chouvy, 2009). S’il s’agit de trois groupes autonomistes ayant signé des cessez-le-feu avec le pouvoir central birman, il importe toutefois de noter qu’aucune explication monocausale ne peut ici permettre de comprendre le recours à la production agricole illégale de drogue. Toutes les zones du territoire birman où l’autorité de l’Etat est contestée par les armes ne produisent pas forcément d’opium. Tel est le cas de la région karen contrôlée par la KNU qui, tout en connaissant la plus longue rébellion armée au monde (depuis 1948), n’a jamais été une aire de production d’opium. De même, la pauvreté ne suffit bien sûr pas à expliquer un tel recours, ainsi que les innombrables régions pauvres et pouvant se prêter à la culture de cannabis, de coca ou de pavot, l’indiquent clairement.

Toutefois, que ce soit en Afghanistan, au Maroc, en Inde, ou en Birmanie, la culture illégale de milliers d’hectares de pavot ou de cannabis atteste d’une impuissance de l’Etat autre que militaire: l’incapacité de l’Etat à assurer le développement économique de son territoire ou de certaines régions et donc à s’attaquer aux causes fondamentales du recours à la production agricole illégale de drogue. On peut en effet raisonnablement estimer qu’en Afghanistan et en Birmanie, la pauvreté, causée directement (destructions physiques, coût humain, impôts de guerre, rapine, etc.) ou indirectement (entrave au développement, aux investissements, etc.) par des années ou des décennies de guerre, est désormais le facteur principal du recours à l’économie agricole des drogues illégales, quoi qu’en disent certains observateurs, notamment le directeur de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime dans le rapport 2007 consacré à l’Afghanistan (UNODC, 2007: iv). Il en va de même au Laos, où la relation symbiotique qui existait entre économie de guerre et économie de la drogue a disparu depuis longtemps maintenant, mais où les contraintes du territoire et son abandon partiel par les autorités ont laissé nombre de communautés villageoises sans alternative économique autre que celle de la production d’opium (diverses missions au Laos).

En Afghanistan comme en Birmanie, la culture du pavot ne  procède donc en effet pas seulement de la guerre et de la contestation armée du territoire qu’elle implique : elle s’explique aussi, et en grande partie, par l’insuffisance et l’insécurité alimentaires auxquelles fait face une grande partie de la population rurale. Le déficit de contrôle politico-territorial s’exprime aussi à travers l’incapacité de l’Etat à s’attaquer aux déficits de production vivrière, et notamment à ses diverses causes – qui diffèrent en Afghanistan et en Birmanie (voir Chouvy, 2009 et 2010). Même si leur mise en œuvre souffre quasi systématiquement d’un manque de moyens et de vision à long terme, les actions susceptibles d’enrayer et même de supprimer à terme la production illégale d’opium existent et sont connues. Au-delà de l’existence de cultures de substitution viables, ce sont des interventions visant à modifier l’accès à la terre et à l’eau, le planning familial, le marché du travail non agricole, le coût du travail manuel, les infrastructures de communication, et les prix des produits de première nécessité, qui peuvent accroître ou diminuer la profitabilité de la production d’opium et donc l’intérêt que certaines paysanneries d’Asie ont ou non à y recourir. Autant d’interventions, donc, qui présupposent une politique étatique de développement de tout ou partie du territoire et donc un degré élevé de contrôle politico-territorial, contrôle qui fait bien sûr défaut en Afghanistan et en Birmanie dans les contextes conflictuels actuels (Chouvy, 2009 ; Chouvy, 2010).

Il va de soi, en fin de compte, que l’illégalité de la production d’opium n’est pas une question de premier ordre en Afghanistan et en Birmanie où la légitimité, ou plutôt l’illégitimité, de l’Etat est un problème bien plus fondamental et qui permet d’ailleurs d’expliquer en partie l’existence de dizaines de milliers d’hectares de pavot cultivés illégalement dans chacun des deux pays. Illégales ou pas, ces cultures n’en sont pas moins légitimes aux yeux des paysanneries qui y ont recours et qui font tous les jours l’expérience de la corruption et du racket que l’illégalité de leur pratique permet à une partie des autorités des deux pays. Le caractère illégal de la culture du pavot offre moins aux autorités un objectif supplémentaire de contrôle politico-territorial que des occasions d’enrichissement, accentuant par là même la perception de l’illégitimité de l’Etat.

Déficit de contrôle politico-territorial et recours à la production agricole illégale de drogue

Le déficit de contrôle politico-territorial des Etats semble donc expliquer la possibilité qu’ont certaines populations à recourir à une production agricole illégale de drogue sur de vastes superficies. Ce déficit a des causes variées qui dépendent des contextes politico-territoriaux concernés et il correspond à trois grands cas de figure : l’incapacité de l’Etat, en dépit de moyens de lutte disproportionnés ; la tolérance étatique ; la contestation armée. Ces différents déficits de contrôle politico-territorial déterminent d’ailleurs en partie les formes et les dimensions spatiales prises par la culture illégale de plantes à drogue : les formes spatiales de la culture de cannabis, de coca ou de pavot témoignent de l’attitude d’un Etat donné mais aussi des moyens dont il dispose ou qu’il consacre à la lutte antidrogue. La taille des parcelles, leur regroupement ou non en vastes superficies vouées à une monoculture illégale, la dissimulation ou non des parcelles ou des cultures en question, leur proximité des axes routiers de grande fréquentation, sont autant d’indices qui témoignent de l’attitude de l’Etat et des moyens dont il dispose ou qu’il consacre à la lutte contre une activité illégale.

De ce point de vue le contraste entre les Etats-Unis et le Maroc est flagrant, même si les résultats en termes de superficies cultivées sont comparables. Au Maroc, le cannabis couvre des vallées et des versants entiers, il s’étend le long du lit des oueds et longe même certaines routes nationales, au vu et au su de tous. Aux Etats-Unis, lorsqu’il n’est pas cultivé discrètement sous serre, le cannabis pousse à l’abri des regards, au fond des forêts, et les abords des champs sont même piégés pour protéger les cultures des autorités mais aussi, isolement oblige, des voleurs de récolte. La tolérance est aussi évidente dans un cas que la répression dans l’autre. Il n’en reste pas moins, en fin de compte, que les cultures existent dans les deux cas sur de vastes superficies, en toute illégalité. Les vastes superficies afghanes, elles, occupent aussi des vallées entières, témoignant de la faiblesse et même, bien sûr, de la corruption des autorités, lesquelles ne peuvent parfois tout simplement pas asseoir l’autorité de l’Etat dans des provinces ou des districts contrôlés par des insurgés antigouvernementaux. En Afghanistan comme en Birmanie, la contestation armée de portions plus ou moins importantes du territoire national permet, notamment à travers des effets de système liant économie de guerre et économie de la drogue, à des groupes armés et à des populations rurales parmi les plus pauvres à produire de l’opium sur de vastes superficies. Les vallées et plaines du sud de l’Afghanistan qui sont couvertes de champs de pavot irrigués contrastent bien sûr avec la multitude d’essarts des versants montagneux du nord-est de la Birmanie où les fonds de vallée peuvent toutefois aussi être couverts de pavot. Dans les deux cas, l’impuissance et la corruption des autorités est lisible dans le paysage. Il en est de même en Arunachal Pradesh où la tolérance étatique est grande mais où le relief impose la répartition des cultures de pavot entre les grandes parcelles des plaines d’inondation et les petits essarts des versants montagneux. Seul le relief, donc, vient brouiller les cartes des formes spatiales de la culture illégale de cannabis et de pavot et de leur signification politico-territoriale.

Le déficit de contrôle politico-territorial pose à l’évidence la question de l’imposition par l’Etat de la légalité et de la pratique de l’illégalité par des acteurs non-étatiques mais aussi par certains acteurs étatiques, les Etats eux-mêmes ou seulement certains de leurs acteurs hésitant rarement à franchir la limite de la légalité. La corruption est loin d’être la seule façon pour un Etat ou des acteurs étatiques de verser dans l’illégalité : il est de notoriété publique, par  exemple, que le trafic de drogue a servi à financer certaines guerres secrètes menées par les Etats-Unis en Asie du Sud-Est, suivant en cela l’exemple donné par la France en Indochine (McCoy, 1991 ; Chouvy, 2002 ; Chouvy, 2009). Le recours au trafic de drogue par la Corée du Nord n’est donc pas une exception. L’Etat peut non seulement participer à des activités illégales mais il peut aussi agir illégitimement et même commettre des actes criminels: le crime et le terrorisme d’Etat sont des réalités et certains ont d’ailleurs présenté la conduite de la guerre et la construction étatique comme participant du crime organisé (Tilly, 1985).

Les frontières séparant le légal de l’illégal peuvent donc être ténues et franchies aisément, quels que soient les acteurs, notamment lorsque l’Etat et une partie de sa population ne perçoivent pas les catégories légales de la même façon. De fait, la lente construction du contrôle politico-territorial par les Etats implique l’imposition d’un droit national qui peut entrer en contradiction avec un droit coutumier, comme c’est le cas lorsque lois nationales et lois tribales s’avèrent contradictoires. L’exemple de la frontière afghane orientale, d’abord afghano-indo-britannique puis afghano-pakistanaise, est particulièrement explicite. Cette frontière a cette particularité d’avoir été tracée entre les terres d’hiver et d’été des nomades pachtounes. C’est donc la frontière, à travers sa définition, son tracé et son imposition, qui a modifié la nature des échanges traditionnels subitement caractérisés de contrebande. Celle-ci, qui n’était pendant longtemps que commerce légitime, n’est en somme que le résultat de l’imposition arbitraire de frontières internationales par les acteurs étatiques allogènes (en l’occurrence britanniques et russes) et du changement de règles juridico-économiques que cela a impliqué (la même chose est bien entendu vraie des échanges commerciaux des hautes terres de l’éventail nord indochinois) : ce qui est désormais qualifié de trafic ou de contrebande n’était que le commerce intrapachtoune (Chouvy, 2002).

De fait, l’émergence de l’Etat moderne et de ses multiples réglementations a directement affecté certains commerces en les rendant illégaux, ne serait-ce qu’en restreignant les libertés de mouvement et donc les échanges commerciaux en imposant des frontières internationales en lieu et place de zones frontières historiques (Ispahani, 1989 ; Thongchai, 1994 ; Walker, 1999). Par son mode de définition et son processus de délimitation, une frontière modifie la nature même de tout commerce traditionnel ayant précédé son imposition. Ainsi, pour nombre de commerçants, leurs activités soudainement qualifiées de trafic ou de contrebande ne sont rien d’autre que des échanges commerciaux traditionnels devenus illégaux. Pour d’autres ce sont des biens longtemps échangés légalement qui deviennent illégaux selon une nouvelle législation (Chouvy, 2009).

Cultiver du cannabis au Maroc ou en Inde, ou du pavot en Afghanistan ou encore en Inde, n’a de fait pas toujours été illégal, que ce soit au regard du droit international (les débuts de la prohibition datent de 1906) ou des droits nationaux. Des consommations héritées du passé et fortement ancrées dans certaines traditions rendent l’imposition de la prohibition par les Etats d’autant plus délicate que les contextes politiques et économiques des régions de production sont difficiles. Certaines activités, et notamment certaines productions agricoles et leur commerce, peuvent ainsi être illégales au regard des lois des Etats mais être perçues comme étant légitimes par les populations participant à ces activités. D’où l’importance de faire la distinction, à la suite d’Itty Abraham et de Willem van Schendel, entre ce qui est légal et ce qui est licite, c’est-à-dire entre ce qu’un Etat donné considère comme légitime (légal) et ce qu’une population donnée considère comme légitime (licite). L’avantage de cette distinction est de permettre une approche de la légalité et de l’illégalité qui ne soit pas binaire et, surtout, qui ne soit pas basée uniquement sur une conception étatique (Abraham, van Schendel, 2005: 4). Cette distinction n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle faite entre trafic et contrebande, ou trafficking et smuggling en anglais. Trafic et contrebande désignent en effet des réalités différentes. Le trafic correspond au commerce illégal de biens et de produits illégaux, tandis que la contrebande englobe le  commerce illégal de biens et produits légaux. On parlera donc de trafic de drogue ou de contrefaçons mais plutôt de contrebande de biens de consommation courants ou de produits alimentaires (Chouvy, 2013b).

Les cultures illégales de plantes à drogue s’inscrivent dans ce rapport contradictoire que des acteurs différents ont à la légalité et à l’illégalité. Activité illégale au regard du droit international mais aussi au regard des droits nationaux, la culture de plantes à drogues pour des usages autres que pharmaceutiques est très largement perçue comme légitime, certains diront licite, par les cultivateurs eux-mêmes. A tel point d’ailleurs que les débats portant sur l’illégitimité de l’illégalité des drogues se font de plus en plus nombreux et vifs, notamment dans certains référendums aux Etats-Unis, dans les dénonciations faites par plusieurs présidents d’Amérique latine, au parlement marocain, etc. Si l’illégalité de certaines cultures de plantes à drogue est perçue de façon croissante comme étant illégitime, la guerre à la drogue qui, depuis 1971, est censée mener à un monde sans drogue (objectif fixé par les Nations unies et sans cesse reporté), est elle plus encore décriée et dénoncée pour son illégitimité fondamentale (Chouvy, 2009). Les limites intrinsèques du contrôle politico-territorial des Etats, quels qu’ils soient, sont rendues évidentes par les dimensions et les formes spatiales prises par les cultures illégales de plantes à drogue dans les pays concernés. Tout contrôle politico-territorial complet étant bien sûr impossible et la suppression de la production, du trafic et de la consommation de drogue (laquelle, comme le souligne Jean-Marie Pelt, « colle à l’homme comme à sa peau » (Pelt, 1983)) étant elle aussi inatteignable, c’est in fine le territoire qui se retrouve au centre de la problématique de la production illégale des plantes à drogues, théâtre des rivalités et souvent du jeu de dupes qui existe entre les sociétés d’une part et les Etats d’autre part. Entre répression totale, tolérance étatique, corruption, voire abandon d’une guerre à la drogue coûteuse et inefficace sinon perdue d’avance, les Etats et les sociétés parties prenantes de l’industrie des drogues dessinent une cartographie sans cesse réajustée de l’illégalité. Au bout du compte, l’impossibilité du contrôle politico-territorial complet, même par les plus puissants, démontre si besoin était qu’en dépit du nombre de batailles gagnées ici et là par les Etats, la guerre contre la drogue est perdue d’avance (voir Chouvy, 2009).

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About the author

Pierre-Arnaud Chouvy

ENGLISH
Dr. Pierre-Arnaud Chouvy holds a Ph.D. in Geography from the Sorbonne University (Paris) and an HDR (Habilitation à diriger des recherches or "accreditation to supervise research"). He is a CNRS Research Fellow attached to the PRODIG research team (UMR 8586).

FRANCAIS
Pierre-Arnaud Chouvy est docteur en géographie, habilité à diriger des recherches (HDR), et chargé de recherche au CNRS. Il est membre de l'équipe PRODIG (UMR 8586).

www.chouvy-geography.com